sera chrétien, nous sommes immortels.
--Pour ça, dit alors la duchesse de Grammont, nous sommes bien
heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions.
Quand je dis pour rien, ce n'est pas que nous ne nous en mêlions
toujours un peu, mais il est reçu qu'on ne s'en prend pas a nous, et notre
sexe....--Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois, et
vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme
les hommes, sans aucune différence quelconque.--Mais qu'est-ce que
vous nous dites donc là, M. Cazotte? c'est la fin du monde que vous
nous prêchez.--Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que vous,
madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et
beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette et les mains liées
derrière le dos.--Ah! j'espère que dans ce cas-là j'aurai du moins un
carrosse drapé de noir.--Non, madame; de plus grandes dames que vous
iront comme vous en charrette et les mains liées comme vous.--De plus
grandes dames! quoi! les princesses du sang?--De plus grandes dames
encore....» Ici, un mouvement très sensible dans toute la compagnie, et
la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la
plaisanterie était forte. Madame de Grammont, pour dissiper le nuage,
n'insista pas sur cette dernière réponse et se contenta de dire du ton le
plus léger: Vous verrez qu'il ne me laissera seulement pas un
confesseur.--Non, madame, vous n'en aurez pas, ni vous, ni personne;
le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera....»
Il s'arrêta un moment. «Eh bien! quel est donc l'heureux mortel qui aura
cette prérogative?--C'est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de
France.»
Le maître de la maison se leva brusquement et tout le monde avec lui.
Il alla vers M. Cazotte et lui dit avec un ton pénétré: «Mon cher M.
Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre; vous la poussez
trop loin, et jusqu'à compromettre la société où vous êtes et
vous-même.» Cazotte ne répondit rien et se disposait à se retirer, quand
madame de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener
la gaieté, s'avança vers lui: «Monsieur le prophète, qui nous dites à
nous tous notre bonne aventure, vous ne nous dites rien de la vôtre.» Il
fut quelque temps en silence et les yeux baissés: «Vous, madame,
avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe?--Oh! sans doute, qui
est-ce qui n'a pas lu ça? mais faites comme si je ne l'avais pas lu.--Eh
bien, madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le
tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant
incessamment d'une voix sinistre et tonnante: Malheur à Jérusalem! et
le septième jour il cria: Malheur à Jérusalem! malheur à moi-même! et
dans le moment, une pierre énorme lancée par les machines ennemies,
l'atteignit et le mit en pièces.» Et après cette réponse, M. Cazotte fit sa
révérence et sortit.
* * *
Cazotte, qui maniait agréablement le vers eut le rare honneur de voir
attribuer à Voltaire une bonne partie de ses poésies (on peut, entre
autres, lire dans l'Almanach des Muses de 1773, sous le nom du grand
homme, un joli conte de notre auteur ayant pour titre: la Brunette
Anglaise). Le caractère de son talent était une gaîté facile, une rare
abondance d'imagination, un art de récit tranchant, par son tour
particulier, avec le faire des conteurs à la mode qui cultivaient le même
genre avec d'autres moyens de séduction. S'il n'occupe point la
première place, il tient dignement la seconde, comme il est facile de
s'en convaincre en parcourant ses nouvelles et ses contes arabes,
accommodés au goût sceptique de notre nation.
La Révolution, dont il combattit les principes, l'arracha aux paisibles
fonctions de maire de la commune de Pierry, près d'Épernay, où il avait
vécu la meilleure part de sa vie depuis son retour des colonies. Un
instant il échappa à la mort, grâce à l'héroïsme de sa fille; mais sa
correspondance compromettante avec Pouteau, secrétaire de la liste
civile, trouvée dans la fameuse armoire de fer, avait fait pressentir le
funeste dénoûment qui ravit l'aimable conteur à ses amis et aux lettres
françaises (1792). Ses oeuvres ont été publiées un grand nombre de fois;
la meilleure et la plus complète édition est celle de 1817 (Paris, J.-F.
Bastien, 4 vol. in-8°). Si, comme nous l'espérons, le Diable amoureux
obtient un regain du succès qui l'accueillit à son aurore, nous mettrons
le public à même de juger plus à fond l'ingéniosité de cet esprit
charmant dont la réputation est loin d'égaler le mérite.
* * *
La première édition du Diable amoureux était accompagnée de
singulières gravures, que Cazotte a commentées à sa manière, dans
l'avis qui

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