qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus
habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un
petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d'une aquarelle de
fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des
roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu'à cause de l'affluence à ce
moment-là des visites elle s'était arrêtée de peindre, et qui avaient l'air d'achalander le
comptoir d'une fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. Dans ce salon
légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s'était enrhumée en revenant de son
château, il y avait, parmi les personnes présentes quand j'arrivai, un archiviste avec qui
Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages
historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces
justificatives dans les Mémoires qu'elle était en train de rédiger, et un historien solennel
et intimidé qui, ayant appris qu'elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de
Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une
planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien
camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui
procurer à l'oeil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le
kaléidoscope social était en train de tourner et que l'affaire Dreyfus allait précipiter les
Juifs au dernier rang de l'échelle sociale. Mais, d'une part, le cyclone dreyfusiste avait
beau faire rage, ce n'est pas au début d'une tempête que les vagues atteignent leur plus
grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner
contre les Juifs, était jusqu'ici restée entièrement étrangère à l'Affaire et ne s'en souciait
pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer
inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il
avait maintenant le menton ponctué d'un «bouc», il portait un binocle, une longue
redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les Roumains, les Égyptiens
et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais dans un salon français les différences entre
ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s'il sortait
du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se
répandant en grands «salams», contente parfaitement un goût d'orientalisme. Seulement il
faut pour cela que le Juif n'appartienne pas au «monde», sans quoi il prend facilement
l'aspect d'un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez rebelle,
poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, fait penser au nez de
Mascarille plutôt qu'à celui de Salomon. Mais Bloch n'ayant pas été assoupli par la
gymnastique du «Faubourg», ni ennobli par un croisement avec l'Angleterre ou l'Espagne,
restait, pour un amateur d'exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son
costume européen, qu'un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond
des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos
théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange
intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote,
demeurant, en somme, toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de
cérémonie à la frise d'un monument de Suse qui défend les portes du palais de Darius.
(Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c'était par malveillance antisémitique que
M. de Charlus s'informait s'il portait un prénom juif, alors que c'était simplement par
curiosité esthétique et amour de la couleur locale.) Mais, au reste, parler de permanence
de races rend inexactement l'impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des
Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons,
par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au
fronton d'un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde
des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en présence de créatures que la
puissance du spiritisme aurait fait apparaître. Nous ne connaissions qu'une image
superficielle; voici qu'elle a pris de la profondeur, qu'elle s'étend dans les trois
dimensions, qu'elle bouge. La jeune dame grecque, fille d'un riche banquier, et à la mode
en ce moment, a l'air d'une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthétique à
la fois, symbolisent, en chair et en os, l'art hellénique; encore, au théâtre, la mise en scène
banalise-t-elle ces images; au contraire, le spectacle auquel l'entrée dans un salon d'une
Turque, d'un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend
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