Le Corricolo | Page 9

Alexandre Dumas, père
comme ils auraient fait pour
une mouche qui les eût piqués.
Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.
Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui veut jeter
son cavalier à terre.
Cela dura dix minutes.
Au bout de ce temps, toutes les fenêtres de l'hôtel étaient ouvertes, et il
y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni.
Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples.
Comme je n'étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle, je pris
mon parti. A l'instant même je jetai le fouet à Francesco, curieux de

voir comment il s'en tirerait à son tour.
Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais, poussa
un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes au galop.
Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à
diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.

III
Chiaja.
Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce
qu'offre toute rue, c'est-à-dire une longue file de bâtimens modernes
d'un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de
Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne
présenter qu'une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus ou
moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne parallèle
est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa-Reale, de sorte
qu'à partir du premier étage des maisons, ou plutôt des palais de la rue
de Chiaja, comme on les appelle à Naples, on domine cette seconde
partie du golfe qui sépare de l'autre le château de l'Oeuf.
Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-même, elle conduit à
une partie des curiosités de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau
de Virgile, à la grotte du Chien, au lac d'Agnano, à Pouzzoles, à Baïa,
au lac d'Averne et aux Champs-Élysées.
De plus et surtout, c'est la rue où tous les jours, à trois heures de
l'après-midi pendant l'hiver, et à cinq heures de l'après-midi pendant
l'été, l'aristocratie napolitaine fait corso.
Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja à
quelque honnête architecte qui nous prouvera que l'art de la bâtisse a
fait de grands progrès depuis Michel-Ange jusqu'à nous, et nous allons
dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine.

Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de
date à la naissance de leurs familles. Peut-être auront-ils une fin, mais à
coup sûr ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'époque
florissante de leurs maisons était sous les empereurs romains; ils citent
tranquillement parmi leurs aïeux les Fabius, les Marcellus, les Scipions.
Ceux qui ne voient clair dans leur généalogie que jusqu'au douzième
siècle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie.
Comme toutes les autres noblesses européennes, à quelques exceptions
près, la noblesse de Naples est ruinée. Quand je dis ruinée, il est bien
entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative,
c'est-à-dire que les plus riches sont pauvres comparativement à ce
qu'étaient leurs aïeux.
Il n'y a pas, au reste, à Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent
mille livres de rente, vingt qui dépassent deux cent mille, et cinquante
qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus ordinaires
sont de cinq à dix mille ducats. Le commun des martyrs a mille écus de
rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des dettes.
Mais la chose curieuse, c'est qu'il faut être prévenu de cette différence
pour s'en apercevoir. En apparence, tout le monde a la même fortune.
Cela tient à ce qu'en général tout le monde vit dans sa voiture et dans sa
loge.
Or, comme, à part les équipages du duc d'Éboli, du prince de
Sant'Antimo ou du duc de San-Theodo, qui sortent de la ligne, tout le
monde possède une calèche plus ou moins neuve, deux chevaux plus ou
moins vieux, une livrée plus ou moins fanée, il n'y a souvent, à la
première vue, qu'une nuance entre deux fortunes où il y a un abîme.
Quant aux maisons, elles sont presque toutes hermétiquement closes
aux étrangers. Quatre ou cinq palais princiers ouvrent orgueilleusement
leurs galeries dans la journée, et fastueusement leurs salons le soir;
mais pour tout le reste il faut en faire son deuil. Le temps est passé où
comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on écrivait au dessus de sa
porte: Sibi, suisque, et amicis omnibus; pour soi, pour les siens et pour

tous ses amis.
C'est qu'à part ces riches demeures, qui perpétuent à Naples l'hospitalité
nationale, toutes les autres sont plus ou moins déchues de leur ancienne
splendeur. Le curieux qui, avec l'aide d'Asmodée, lèverait la terrasse de
la plupart
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