rues où l'on ne va jamais.
Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la rue de
Forcella.
Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de Dédale;
c'est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les lazzaroni.
Il y a trois manières de visiter Naples:
A pied, en corricolo, en calèche.
A pied, on passe partout.
En corricolo, l'on passe presque partout.
En calèche, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et de
Forcella.
Je ne me souciais pas d'aller à pied. A pied, l'on voit trop de choses.
Je ne me souciais pas d'aller en calèche. En calèche, on n'en voit pas
assez.
Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermédiaire
qui réunissait les deux extrêmes.
Je m'arrêtai donc au corricolo.
Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussitôt.
--Mon cher hôte, lui dis-je, je viens de décider dans ma sagesse que je
visiterai Naples en corricolo.
--A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui
remonte à la plus haute antiquité. C'est la biga des Romains, et je vois
avec plaisir que vous appréciez le corricolo.
--Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais savoir ce
qu'on loue un corricolo au mois.
--On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.
--Alors à la semaine.
--On ne loue pas le corricolo à la semaine.
--Eh bien! au jour.
--On ne loue pas le corricolo au jour.
--Comment donc loue-t-on le corricolo?
--On monte dedans quand il passe et l'on dit: «Pour un carlin.» Tant que
le carlin dure, le cocher vous promène; le carlin usé, on vous descend.
Voulez-vous recommencer? vous dites: «Pour un autre carlin;» le
corricolo repart, et ainsi de suite.
--Mais moyennant ce carlin on va où l'on veut?
--Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon,
on n'a pas encore trouvé moyen de le diriger.
--Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo!
--Pour le plaisir d'y aller.
--Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent à
quinze dans une voiture où l'on est gêné à deux!
--Pas pour autre chose.
--C'est original!
--C'est comme cela.
--Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un de ses
berlingo au mois, à la semaine ou au jour?
--Il refuserait.
--Pourquoi?
--Ce n'est pas l'habitude.
--Il la prendrait.
--A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles
habitudes qu'on a.
--Vous croyez?
--J'en suis sûr.
--Diable! diable! J'avais une idée sur le corricolo; cela me vexera
horriblement d'y renoncer.
--N'y renoncez pas.
--Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les
corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour?
--Achetez un corricolo.
--Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les
chevaux avec.
--Achetez les chevaux avec.
--Mais cela me coûtera les yeux de la tête.
--Non.
--Combien cela me coûtera-t-il donc?
--Je vais vous le dire.
Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du
papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.
--Cela vous coûtera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval,
trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de
France.
--C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo?
--Magnifique.
--Neuf?
--Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs.
Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été tué
légalement.
--Comment cela?
--Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de faire des
corricoli.
--Et combien y a-t-il que cet arrêté a été rendu?
--Oh! il y a cinquante ans peut-être.
--Alors comment le corricolo survit-il à une pareille ordonnance?
--Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot.
--Je crois bien! c'est une chronique nationale.
--Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le manche.
--Et quinze fois la lame.
--Ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours le même.
--Parfaitement.
--Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est défendu de faire des
corricoli, mais il n'est pas défendu de mettre des roues neuves aux
vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.
--Ah! je comprends.
--De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue; de cette façon, le
corricolo est immortel.
--Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je
le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour
trente francs j'aurai un attelage.
--Superbe! et qui ira comme le vent.
--Quelle espèce de chevaux?
--Ah! dame! des chevaux morts.
--Comment! des chevaux morts?
--Oui; vous comprenez que pour ce prix-là, vous ne pouvez pas exiger
autre chose.
--Voyons, entendons-nous, mon cher monsieur Martin, car il me
semble que nous pataugeons.
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