Le Cap au Diable, Légende Canadienne | Page 9

Charles DeGuise
chaque instant du jour, elle adressait un cuisant souvenir, un pénible regret. Depuis plusieurs jours, Madame St.-Aubin avait mise en vedette toute la petite colonie. Chaque jour des berges prenaient le large et étaient chargées de venir lui annoncer l'approche du vaisseau tant désiré. Bien des heures se passèrent en d'inutiles et inexprimables regrets. Enfin Jean Renousse vint un matin l'informer que le navire tant désiré était en vue, et lui offrit en même temps de la conduire à son bord.
Il était facile de voir, à l'accablement de cet home trempé aux muscles d'acier, à 'son air morne et abattu, combien il lui en coulait de remplir cette pénible mission.
Il est dur, en effet, de voir dispara?tre les fruits d'un labeur de chaque jour, de voir s'engloutir les années d'un travail constant et journalier, de revoir à la place de sa demeure des débris et des cendres.
La femme a chez elle un sentiment d'amour et de dévouement qu'on ne sait pas toujours apprécier. Qu'il dut en co?ter à Madame St.-Aubin de laisser les endroits qui lui rappelaient de bien doux souvenirs, d'abandonner ces pauvres gens qui auraient pu se priver du plus essentiel nécessaire plut?t que de la voir s'éloigner; mais lorsqu'elle les vit tous ensemble l'accompagner jusqu'à la barque fatale, qu'elle vit leurs pleurs, que depuis l'a?eul jusqu'au plus petit des enfants, on se pressait pour lui baiser les mains, enfin lorsqu'elle fut embarquée, qu'elle les vit tomber à genoux, oh! alors, un inexprimable sentiment de tristesse et de regrets s'empara d'elle.
Mon Dieu! que deviendraient-ils sur les terres étrangères les pauvres exilés, si vous n'étiez pas là pour les consoler des regrets de la patrie?
Cependant au signal de la petite barque, le navire avait mis en panne... Une passagère de chambre, ah! c'était une nouvelle aubaine pour le capitaine. L'échelle fut immédiatement descendue et avant que de gravir le premier degré, Madame St.-Aubin tendit en pleurant sa main blanche et frêle, à la main rude et calleuse de Jean Renousse. "Merci, ami, lui dit-elle, pour ce que vous avez fait pour mon enfant et pour moi. Puissiez-vous être heureux autant que vous le méritez, autant surtout que mon coeur le désire."
Celui qui aurait contemplé alors la figure halée de Jean Renousse aurait vu ses joues s'inonder de larmes abondantes, et elles n'avaient encore été inondées, bien probablement, que les pluies du ciel et l'eau de la mer. Il remit l'enfant à sa mère, après l'avoir couverte de baisers, puis se jetant aux pieds du capitaine, il le supplia de le prendre lui aussi à son bord. Mais celui-là ne payait pas. Violemment, au milieu des rires et des huées d'une partie de l'équipage, on le rejeta dans la berge, les ris furent lachés et le navire, fin voilier, prit le large. Jean Renousse, en regagnant la c?te dans sa petite embarcation, jeta un regard triste et désespéré sur le vaisseau qui emportait sa bienfaitrice et l'enfant qu'il chérissait tant.
Plusieurs jours se passèrent, un vent favorable les conduisit à la pointe Ouest de l'Ile d'Anticosti.
VI
Si tout para?t tranquille au dehors d'un vaisseau qui se dirige vers sa destination, souvent il n'en est pas ainsi à l'intérieur.
Madame St.-Aubin, avec son enfant, avait été confinée dans une pauvre alc?ve qu'on se plaisait à appeler emphatiquement "la chambre". Elle n'y fut pas bien longtemps sans ressentir les terribles effets du mal de mer. Ce mal dont nous nous plaisons quelquefois à rire, moissonne pourtant un bon nombre de victimes. Madame St.-Aubin, douée d'une faible santé, d?t plus que beaucoup d'autres; en souffrir; malgré le froid du soir, elle fut contrainte de remonter sur le pont, tenant son enfant dans ses bras. On n'imagine pas quelle est la brutalité de quelques marins. Ils paraissaient se faire un plaisir de tourmenter ceux qui sont pour ainsi dire sous leur domination. La pauvre femme qui, vu ses malheurs, aurait plut?t mérité la pitié et la compassion, fut en butte elle-même aux plus mauvais traitements. Fatiguée par la maladie, réservant le peu de forces qui lui restaient pour couvrir son enfant et la préserver du froid; elle était loin de croire qu'il y avait auprès d'elle un espèce de tyran, sous forme d'un grand matelot, tenant un sceau plein d'eau: "Madame, lui dit-il, les ordres du Capitaine sont que nous arrosions le pont, changez de c?té." A peine s'était-elle éloignée que l'eau versée par le matelot vint presque l'inonder. L'enfant qui dormait dans ses bras en fut éveillée. Elle alla s'asseoir un peu plus loin, mais les mêmes menaces lui furent réitérées, suivies de la même exécution.
En vain se plaignit-elle au Capitaine des mauvais traitements qu'on lui faisait endurer; il hochait la tête sans lui répondre; on eut dit que c'était un parti pris de maltraiter la malheureuse femme. Comme l'a dit Lafontaine: "La raison du plus

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