Lavaleur de sabres | Page 8

Paul H. C. Féval
tout en émancipant les Noirs, a rendu plus profond le fossé qui les excommunie. En aucun pays du monde le ?bois d'ébène? n'est aussi franchement maltraité que dans les états abolitionnistes de l'Union.
Eh bien! l'Europe, habituée pourtant aux insolences hyper-aristocratiques de ces démocrates, poussa un jour un long cri d'indignation en lisant l'histoire de cette pauvre négresse, jetée hors d'un omnibus à New York, par la brutalité d'une demi-douzaine de philanthropes.
Car ils s'expliquèrent, ces coquins de Yankees! Ils ont toujours le courage de leurs opinions. En lan?ant sur le macadam la misérable femme qui était enceinte et qui, en tombant, se blessa cruellement, ils établirent cette distinction américaine: ?Nous voulons que les Noirs soient libres, mais nous ne voulons pas qu'ils souillent l'air d'une voiture publique où sont des Blancs!?
C'est un joli peuple et pourri de logique.
Chez nous, l'omnibus, fidèle aux promesses de son nom, admet tout le monde, même les dames qui ont des chiens; son hospitalité ne s'arrête qu'aux limites tracées par la police, et certes les conducteurs sont plut?t enclins à frauder le règlement qui défend les incongruités, car il y a eu des cas d'asphyxie.
On laisse monter les poissonnières.
Cette phrase, prononcée par Lily sans la moindre vergogne: ?Les conducteurs d'omnibus ne me laissent pas monter?, était un aveu si terrible, une abdication si effrayante que Justin eut des frissons sous la peau.
Il regarda cette créature dont le vêtement, plus obscène que la nudité même, rentrait dans la catégorie des choses ?qui incommodent les voyageurs?. Il eut envie de sauter par la portière.
Elle souriait; son sourire montrait un trésor de perles.
Et à travers les trous de ses haillons, son exquise beauté épandait ces parfums de pudeur fière qu'exhalent les chefs-d'oeuvre de l'art et les chefs-d'oeuvre de Dieu. C'était étrange, offensant, presque divin.
--Je sais lire, dit-elle tout à coup en un mouvement d'enfantine vanité, et comme si elle e?t deviné vaguement qu'il lui fallait plaider sa cause, je sais chanter et coudre aussi... Est-ce que vous trouvez que je parle mal?
--Vous parlez bien... très bien, murmura Justin au hasard.
--Ah! fit-elle, il y a chez nous bien des gens qui sont venus de loin et de haut. Celle qui m'a appris à lire disait quelquefois en voyant passer de belles dames dans des calèches: ?Voici Berthe! ou voici Marie!? c'étaient des élèves à elle, du temps où elle tenait un grand pensionnat de demoiselles au faubourg Saint-Germain. Elle est morte de faim à force de tout boire. Alors, j'ai donné chaque jour un sou à l'abbé, un vieil homme à demi fou, mais bien savant, et qui se frappe la poitrine en pleurant, quand il est ivre... La tireuse de cartes m'a dit d'avoir seulement une chemise, une robe, un jupon, des bottines et des gants pour aller chez un directeur de théatre qui me donnera des r?les à apprendre et autant d'argent que j'en voudrai.
--Vous parlez bien, répéta Justin qui songeait.
--Qu'est-ce que vous ferez de moi? demanda Lily brusquement. Au lieu de répondre, Justin demanda à son tour:
--C'est donc à cause de la tireuse de cartes que vous m'avez suivi?
--Mais oui, répliqua-t-elle, et je vous aimerai bien si vous faites ma fortune, allez!
Justin éprouva une sorte de soulagement à entendre ces mots. Nous ne dirons pas qu'il était amoureux: ce serait trop et trop peu. Il agissait sous l'empire d'une sorte de folie lucide et qui avait conscience d'elle-même. Il fut content parce qu'il vit jour à secouer cette obsession.
--Vous avez envie d'être riche, dit-il.
--Pas pour moi, reprit la fillette vivement, pour ma petite.
--Vous êtes mère... déjà! s'écria l'étudiant étonné.
Elle éclata de rire.
--Non, non, fit-elle, je n'ai pas encore ma petite... mais je me marierai pour l'avoir et pour l'adorer.
Ce dernier mot fut prononcé avec une passion étrange et le regard de Justin se baissa devant les rayons qui s'allumèrent dans les grands yeux noirs de Lily.
Elle était miraculeusement belle.
Il y eut un silence; quand Justin reprit la parole, sa voix tremblait:
--Lily, dit-il, je ne veux ni ne puis rien faire de vous, je vous donnerai ce qu'il vous faut pour aller, comme vous le souhaitez, chez un directeur de théatre.
Elle l'interrompit en frappant ses mains l'une contre l'autre.
--Tout de suite? interrompit-elle.
Justin prit dans sa poche son porte-monnaie qui contenait trois billets de cent francs. Il avait justement re?u sa pension la veille.
à pareille aventure, il n'y avait qu'un dénouement possible: l'aum?ne.
Justin répéta: tout de suite! et mit les trois billets de cent francs sur les genoux de Lily.
Là-bas, dans la cité des chiffonniers, rien n'est mieux connu que les billets de banque. On n'en voit pas souvent, mais on en parle sans cesse. C'est le rêve et la poésie du métier: trouver un billet de banque!
Le fiacre longeait au trot ce quai désert qui fait face à l'H?tel-Dieu. Lily était rouge comme une cerise; son sein battait;
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