Lavaleur de sabres | Page 7

Paul H. C. Féval
population, dont à cette heure matinale rien ne peut donner une idée. L'harmonie ne manquait point entre les masures, ruines agées de quelques semaines, qui semblaient avoir été baties selon un parti pris de moquerie burlesque, et les loques ambulantes qui grouillaient dans les rues. Il y avait là tels négligés de chiffonnières qui eussent brisé le crayon dans la main de Daumier.
Comme Justin était en admiration devant les excentricités architecturales de la Maison-d'Or; palais de Barbe Mahaleur, celle-ci sortit, demi-nue et n'ayant pour cacher les effrayantes séductions de son torse qu'un mouchoir cholet en lambeaux. Un képi coiffait la révolte de ses cheveux grisonnants, et ses jambes d'hercule étaient chastement couvertes par un petit torchon, rattaché autour de ses reins.
Elle appela Lily d'une voix de clairon enrhumé; Justin attendit, espérant une apparition encore plus grotesque.
L'enfant qui se montra sur le seuil, vêtue d'une misérable robe d'indienne frangée et d'un pauvre mouchoir de cou, à jour comme une dentelle, gla?a le rire sur ses lèvres.
Et pourtant l'enfant souriait. Il n'y avait en elle, évidemment, ni regret d'une meilleure existence ni désir d'une autre vie.
Mais elle était si belle, cette enfant, que Justin en eut le coeur serré.
Barbe Mahaleur lui donna une bonne tape sur la joue en manière de caresse, et lui mit quatre sous dans la main en disant:
--Va me chercher du cablé, petite vache!
Ce dernier mot était doux comme une caresse.
Le gros cablé ou carotte double est le tabac à chiquer le plus fort. Cette Mahaleur était portée sur sa bouche.
Lily partit en courant. Je ne sais pourquoi Justin la suivit.
Certes, il ne prétendait point lier connaissance avec cette fille en haillons: ?la petite vache?. Oh! certes!
Pour gagner la route d'Italie, il y avait un long et tortueux couloir, bordé par de grands murs sans fenêtres, formant le derrière de plusieurs usines. Deux personnes de corpulence ordinaire auraient eu peine à passer de front dans ce défilé.
à moitié chemin, Lily se rencontra face à face avec un très beau chiffonnier en grande tenue, le crochet à la main, la hotte sur le dos. C'était Payoux, dit la Tulipe-de-Vénus, qui avait l'honneur d'être le favori actuel et régnant de Barbe Mahaleur. Il revenait de sa tournée avec une pointe de chambertin à trente centimes.
--Tiens, fit-il, en rejetant son crochet dans sa hotte, v'là l'agneau! Il y a longtemps que je te guette; on va rire ensemble à la fin!
Il n'eut qu'à ouvrir le bras pour barrer le passage. Lily voulut se rejeter en arrière, il la saisit et lui planta un gros baiser sur les lèvres.
Après quoi il poussa un cri et tomba assommé.
Justin l'avait abattu d'un seul coup de poing.
Pourquoi cette absurde violence? Voilà ce que Rogron, l'acharné explicateur, n'aurait pas su expliquer.
Justin avait assommé ainsi de parti pris et restait plus étourdi que la bête terrassée.
Il était pale, mais ses tempes battaient, et il y avait du rouge à ses yeux, qu'il frotta pour voir clair.
Il s'éveilla, son Rogron sous le bras; entre l'homme couché comme un boeuf qui a re?u le coup de massue, et la fillette, évanouie ni plus ni moins qu'une demoiselle en mousseline blanche.
Mais les évanouissements des demoiselles en mousseline blanche durent longtemps; celui de Lily fut juste d'une demi-minute. Elle rouvrit ses beaux yeux, regarda Payoux couché dans la boue, puis Justin, et sourit en disant:
--J'ai eu grand-peur, merci.
Elle avait une voix douce, dont les basses cordes vibraient et pénétraient.
Justin ressentait en lui-même une angoisse vague. Sa pensée vacillait comme s'il e?t subi une sorte d'ivresse. Il avait confusément conscience du ridicule impossible de cette aventure et cependant il dit:
--Voulez-vous venir avec moi?
--Je veux bien, répliqua Lily sans hésiter.
Cette réponse ne choqua point Justin. Et, en vérité, les yeux de Lily qui étaient fixés sur les siens avaient la limpidité d'un regard d'ange.
Il marcha devant; elle le suivit d'un pas vif et gracieux.
Un fiacre passait. Justin l'arrêta et l'ouvrit.
--Où allons-nous? demanda Lily, qui bondit sur le marchepied.
Le cocher riait ostensiblement.
--Je ne sais pas, répondit Justin, rouge de honte.
Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta:
--La tireuse de cartes m'avait dit que je m'en irais, je m'en vas. D'abord Payoux me faisait trop peur.
Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.
Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de Lily l'augmentait.
--On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s'ébranlèrent. C'est la première fois que je vais en voiture.
Et comme si elle e?t voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle ajouta:
--Les conducteurs d'omnibus ne me laissent pas monter.

III
Un éclat de rire
Le plus large de tous les ab?mes creusés par l'orgueil ou l'intérêt entre deux créatures humaines est certainement celui qui sépare le Blanc du Noir, aux colonies.
La libre Amérique,
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