Lavaleur de sabres | Page 5

Paul H. C. Féval
de la scène tombait d'aplomb sur elles. Il est probable que les trois quinquets servant de rampe et de lustre au Théatre Fran?ais et Hydraulique n'avaient jamais envoyé leurs fumeux rayons à rien de si exquis. L'enfant était gracieuse adorablement, mais la jeune mère était plus gracieuse encore.
Certes, le lecteur n'a pu supposer que nous ayons eu l'idée folle d'introduire, pour lui, une grande dame dans la baraque de madame Canada. Madame Lily, ou, comme on l'appelait encore dans le quartier Mazas, la Gloriette n'était ni comtesse ni baronne; elle tenait même, et par plus d'un c?té très apparent, à la classe populaire; mais il y avait dans son maintien quelque chose de si net et de si décent; sa toilette, très simple, portait un cachet si modestement mesuré, et en même temps si élégant, malgré l'humble valeur des objets qui la composaient, qu'on e?t hésité, en conscience, à la ranger dans la catégorie des simples ouvrières.
Elle portait haut, sans le vouloir, sans le savoir aussi; elle était ?distinguée? en dépit du petit cabas qui lui pendait au bras, car, il faut bien vous le dire, elle était venue à la barrière du Tr?ne tout exprès pour acheter son d?ner un peu moins cher que dans Paris.
Elle était jolie tout uniment et si franchement que son aspect épandait une joie. Il y avait en elle un délicat rayonnement de vie et de jeunesse à peine voilé par une nuance de mélancolie, qui n'était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d'un malheur fièrement supporté.
Pourquoi l'appelait-on la Gloriette? vous croirez l'avoir deviné quand je vous aurai dit que l'homme au teint bronzé, cette manière de nabab qu'échalot appelait le marchand d'esclaves, assis non loin d'elle, n'osa point lui adresser la parole, malgré sa pauvre robe noire, coton et laine; son chale également noir, qui n'était pas même en vrai mérinos, et son chapeau dont le taffetas avait des reflets un peu fauves.
Non, ce n'était pas pour cela; ce n'était pas non plus pour le regard presque toujours souriant, mais parfois si hautain de ses grands yeux noirs, délicieux contraste à sa blonde chevelure.
Un matin, et il y avait déjà longtemps, Petite-Reine ne marchait pas encore, on avait vu madame Lily monter en fiacre avec une robe de soie et un chale qui pouvait bien être un cachemire.
Le chale et la robe n'avaient jamais reparu, et cette banque populaire qui porte un si dr?le de nom: le mont-de-piété, savait sans doute ce que la robe et le chale étaient devenus. Ce n'était pas encore pour cela, non.
Les voisins de madame Lily l'appelaient la Gloriette, à cause de Justine, sa chère gloire, sa fille, son trésor chéri, qui avait aussi l'honneur d'un surnom: Petite-Reine. Il faut d'ordinaire la fortune, le talent ou le vice pour émouvoir les cancans d'un quartier de Paris. Madame Lily était très pauvre; elle n'avait aucun talent connu, elle vivait seule et rigoureusement retirée. Pourtant Dieu sait que son quartier s'occupait d'elle.
On était parvenu à savoir vaguement quelques couplets d'une légende dont elle était l'héro?ne.
Elle venait de très bas--de si bas que beaucoup se demandaient si elle n'était point un peu princesse.
Pour trouver sa patrie, il fallait passer la Seine, et remonter le boulevard de l'H?pital. Au-delà de la barrière d'Italie, il existait alors une ville étrange, toute composée de chiffonniers qui s'étaient bati des maisons avec l'impossible.
Cette ville avait des quantités de noms. Elle s'appelait Babylone, Pékin-la-Guenille, le Camp-des-Aristos, la Garouille, la Californie, ou la vallée de Cachemire, au choix.
Quatre ou cinq ans en ?a, il y avait dans cette cité de la misère parisienne toujours prête à se railler elle-même une jeune fille belle comme les amours et qui n'avait jamais porté la hotte, occupée qu'elle était du matin au soir à servir les habitués de la Maison-d'Or.
La Maison-d'Or de Pékin-la-Guenille, bien autrement achalandée que l'établissement du même nom, situé boulevard des Italiens, était une grande masure, construite avec des os, de la boue, du papier, des tessons de bouteille et des copeaux. Nous citons seulement les principaux matériaux; en soumettant ses murailles à l'analyse, on e?t trouvé d'incroyables fantaisies. Le toit était presque entièrement formé de vieilles semelles, disposées avec art comme les écailles des poissons. Au-dessus de la porte se trouvait un squelette de chat qu'on avait employé comme moellon de son vivant et que le temps avait proprement disséqué.
La Maison-d'Or était tenue par Barbe Mahaleur, dite ?l'Amouret-la-Chance?, ancienne guitariste, présentement cabaretière, sage-femme non re?ue par la Faculté et Mère des chiffonniers.
C'était une forte créature d'une cinquantaine d'années, taillée comme un homme et sabrée par la petite vérole. Elle avait les moeurs de la grande Catherine et battait cruellement ses Orloff. L'un d'eux cependant lui avait arraché l'oeil gauche dans un moment d'humeur. Il lui manquait aussi la moitié de son
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