Lavaleur de sabres | Page 2

Paul H. C. Féval
il joignait à son talent sur le triangle, l'art d'avaler des sabres,
et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche
difficile de «tourner le compliment».
«Tourner le compliment» ou «adresser le boniment», c'est prononcer le
discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule
dans la baraque.
Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la
naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui
sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas,
pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse.
Cette femme n'était autre que madame veuve Canada, non seulement

directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse
de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée; mais sa large face avait
une expression si riante et si débonnaire, qu'on s'étonnait toujours de lui
voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge.
Chez elle c'était plutôt habitude que dureté de coeur.
Le paillasse, homme d'une cinquantaine d'années, dont les jambes
maigres supportaient un torse d'Hercule, avait une physionomie encore
plus angélique que celle de madame Canada; son sourire cordial et
modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada
mâle qu'une mort prématurée avait enlevé à la foire; on l'appelait même
volontiers monsieur Canada; mais, de son vrai nom, c'était Échalot,
ex-garçon pharmacien, ancien agent d'affaires, ancien modèle pour le
thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits
Noirs.
Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet
d'Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée
sur l'estime, l'amour et la commodité.
Le lancier polonais, père de Saladin, n'avait pas de bonnes moeurs.
C'était un homme du même âge qu'Échalot, mais plus soigneux de sa
personne; ses cheveux plats, d'un jaune grisonnant, reluisaient de
pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon
brûlé.
Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames.
Il n'avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve
Canada se plaignait des pièges qu'il tendait sans cesse à son honneur.
Il avait un joli nom: Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et
Pylade; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait
de la générosité d'Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon
nombre d'actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire
madame Canada à l'autel.

Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur,
modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans
les bureaux déjà cités: la maison des Habits Noirs.
L'art d'avaler des sabres endurcit peut-être l'âme. Le jeune Saladin
devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué
que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n'entourait point Échalot
d'un respect pieux. Bien que ce dernier l'eût nourri au biberon, à une
époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde,
Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance.
Échalot convenait que cet adolescent avait plus d'esprit que de
sensibilité, mais il ne pouvait s'empêcher de l'aimer.
La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s'appelait Fanchon (au
théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien,
elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle
Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent; car le lecteur
ne doit pas s'y tromper: Saladin avait l'intelligence de Voltaire, fortifiée
par les trucs les plus avantageux en foire.
C'était vers la fin d'avril 1852, l'avant-dernier jour de la quinzaine de
Pâques, époque consacrée par l'usage et les règlements à cette grande
fête populaire: la foire au pain d'épice. Depuis bien des années, on
n'avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d'artistes
brevetés par les différentes cours de l'Europe. Outre les marchands de
nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées,
il y avait là le dentiste de l'empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très
Gracieuse Majesté la reine d'Angleterre, et le savant chimiste qui
fabrique les cuirs à rasoirs de l'autocrate de toutes les Russies.
Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les
cartes aux archiduchesses d'Autriche, la somnambule ordinaire des
infantes d'Espagne, l'Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour
les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la
cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James,
recolle les porcelaines de l'Escurial et vend, par privilège, le poil à
gratter à toute la maison du roi de Prusse.

Quelques philosophes se sont demandé pourquoi ce burlesque et
pompeux étalage de recommandations royales, en plein faubourg
Saint-Antoine, qui ne passe pas pour être peuplé de courtisans. Il y a un
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