Largent des autres | Page 8

Emile Gaboriau
à
peine si elle daigna y jeter un coup d'oeil.
--En fin de compte, reprit-elle, et pour nous résumer, avez-vous une
idée?
--Oui.
--Laquelle?...
--Je ne crois pas que mon père soit innocent, mais je crois qu'il est des
gens plus coupables que lui, des gredins habiles et prudents dont il n'a
été que l'homme de paille, des misérables qui digéreront tranquillement
leur part des millions, la plus grosse, nécessairement, tandis qu'il ira au
bagne....
Une fugitive rougeur colora les joues de Mlle Lucienne.
--Cela étant, interrompit-elle, que comptez-vous faire?...
--Venger mon père, s'il se peut, et livrer ses complices s'il en a....
La jeune fille lui tendit la main.
--Bien, cela! fit-elle. Mais comment vous y prendrez-vous?...
--C'est ce que je ne sais pas encore. Je vais toujours courir aux bureaux
de ce journal demander l'adresse de la femme.
Mais Mlle Lucienne l'arrêta.
--Non, prononça-t-elle, ce n'est pas là qu'il faut aller.
--Cependant....
--Il faut venir avec moi, chez mon ami le commissaire de police.

C'est par un mouvement de stupeur, presque d'effroi, que Maxence
accueillit la proposition de la jeune fille.
--Songez-vous bien à ce que vous me dites? s'écria-t-il.
--Parfaitement!
--Quoi! mon père s'est soustrait au mandat d'amener lancé contre lui, il
est poursuivi, recherché, traqué, si on le prend, c'est le bagne, peut-être,
et vous voulez que j'aille, moi, choisir pour confident de mes
démarches et de mes espérances, un commissaire de police, un homme
dont le devoir serait de courir l'arrêter s'il apprenait où il se cache!...
Mais il s'interrompit et demeura un moment la bouche béante et les
yeux écarquillés, comme si tout à coup la vérité lui fût apparue,
éblouissante d'évidence.
--Car mon père n'a pas gagné l'étranger, reprit-il, c'est à Paris qu'il se
cache, je le parierais, j'en suis sûr, vous l'avez vu!...
Positivement Mlle Lucienne crut que Maxence devenait fou.
--J'ai vu votre père, moi? fit-elle.
--Oui, hier soir.... Mon Dieu! où donc avais-je tête d'oublier cela....
Pendant que vous m'attendiez en bas, dans la loge des Fortin, entre
onze heures et onze heures et demie, un homme d'un certain âge, grand,
maigre, vêtu d'une longue redingote, est venu me demander, et a paru
très-contrarié quand on lui a répondu que je n'étais pas rentré....
--Je me rappelle, en effet....
--Vous avez quitté la loge, cet homme est sorti presque sur vos talons,
et dans la cour, il vous a parlé.
--C'est vrai.
--Que vous a-t-il dit?

Elle hésita, faisant un appel à sa mémoire: puis:
--Rien, répondit-elle, rien qu'il n'eût déjà dit devant les Fortin: qu'il était
très-malheureux pour lui de ne vous pas trouver, parce qu'il s'agissait
d'une affaire assez grave. Ce qui m'étonnait un peu, c'est qu'il semblait
me connaître et savoir qu'il s'adressait à une amie à vous. J'ai pensé,
ensuite, que c'était quelqu'un de vos collègues du chemin de fer, à qui
vous aviez parlé de moi....
Mais à mesure qu'elle racontait, quantité de petites circonstances qui ne
l'avaient pas éclairée sur le moment, se représentaient à son esprit.
Se frappant le front:
--Peut-être avez-vous raison! poursuivit-elle. Peut-être cet homme
était-il votre père.... Attendez donc!... Oui, assurément, il était fort
troublé, et, à chaque moment, il tournait la tête du côté de l'entrée.... Il
m'a dit qu'il lui serait impossible de revenir, mais que vous sauriez
pourquoi, qu'il vous écrirait, qu'il aurait sans doute besoin de vous et
qu'il comptait sur votre dévouement....
Maxence trépignait sur place.
--Vous voyez-bien! s'écria-t-il.
--Quoi?
--Que c'était mon père, qu'il m'écrira sûrement, qu'il reviendra peut-être,
et que dans de telles conditions, m'adresser au commissaire de police,
appeler sur moi son attention serait une insigne folie, presque une
trahison....
Elle secouait la tête.
--Je crois, prononça-t-elle, que c'est une raison de plus de suivre mon
conseil.
--Oh!

--Vous êtes-vous jamais repenti de m'avoir écoutée?
--Non. Mais vous pouvez vous tromper.
--Je ne me trompe pas.
Elle s'exprimait d'un tel accent d'absolue certitude, que Maxence, dans
le désordre de son esprit, ne savait plus qu'imaginer ni que croire.
--Pour me presser ainsi, reprit-il, vous avez des raisons?...
--J'en ai.
--Pourquoi ne pas me les dire?
--Parce que je n'aurais pas de preuves à vous fournir de mes assertions.
Parce qu'il me faudrait entrer dans des détails que vous ne
comprendriez pas. Parce qu'enfin, j'obéis à un de ces pressentiments
inexplicables qui ne sauraient mentir....
Elle ne voulait pas, c'était clair, découvrir toute sa pensée, et cependant
Maxence se sentait terriblement ébranlé.
--Songez à mon désespoir, fit-il, si j'allais livrer mon père....
--Le mien serait-il donc moindre? Un malheur peut-il vous atteindre qui
ne m'atteigne moi-même?
Et comme il ne répondait pas, déchiré qu'il était par les plus affreuses
perplexités:
--Raisonnons un peu, poursuivit la jeune fille. Que me disiez-vous, il
n'y a qu'un instant? Que certainement votre père n'est pas si coupable
qu'on croit, qu'il
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