Largent des autres | Page 6

Emile Gaboriau
ouvrit alors la fenêtre,
et, en examinant la cour de la maison voisine:
--Personne, dit-il. Tout le monde dîne. Nous réussirons.
M. Favoral chancelait comme un homme ivre. Une affreuse émotion
décomposait ses traits. Arrêtant un long regard sur sa femme et sur ses
enfants:
--Mon Dieu! murmura-t-il, qu'allez-vous devenir!...
--Ne craignez rien, mon père, prononça Maxence. Je suis là. Ni ma
mère ni ma soeur ne manqueront de rien...
--Mon fils!... reprit le caissier, mes enfants!...
Et d'une voix étouffée:
--Je ne suis digne ni de votre amour ni de votre dévouement...
Malheureux que je suis!... Je vous ai fait une existence désolée, une
jeunesse sans plaisirs. Je vous ai imposé toutes les épreuves de la
pauvreté, tandis que moi!... Et maintenant, je vous laisse la ruine et un
nom déshonoré...
--Hâtez-vous, mon père, interrompit Mlle Gilberte.
Il semblait ne pouvoir se décider.
--C'est cependant horrible, poursuivait-il, que de vous abandonner ainsi.
Quelle séparation! Ah! la mort serait plus douce. Quel souvenir
garderez-vous de moi? Certes, je suis bien coupable, mais non comme
vous le pensez. J'ai été trahi. Je vais payer pour tous. Si du moins vous
saviez la vérité! Mais la saurez-vous jamais! Nous ne nous reverrons
plus...
Désespérément, sa femme s'attachait à lui.
--Ne parle pas ainsi, disait-elle. Où que tu trouves un asile, j'irai te
rejoindre. La mort seule doit nous séparer. Eh! que m'importe ce que tu

as fait et ce que dira le monde? Je suis ta femme. Nos enfants viendront
avec moi. Nous passerons en Amérique, s'il le faut; nous changerons de
nom, nous travaillerons...
On entendait à la porte extérieure des coups de plus en plus rudes, et la
voix de M. Desormeaux essayant de gagner encore quelques instants.
--Il n'y a pas à hésiter, dit Maxence.
Et triomphant des dernières résistances de son père, il lui attacha autour
des reins l'extrémité des draps.
--Je vais vous laisser glisser, père, lui disait-il, et, dès que vous aurez
touché le sol, vous déferez le noeud... Prenez garde aux fenêtres du
premier... Défiez-vous du concierge, et, une fois dans la rue, surtout, ne
marchez pas trop vite... Gagnez le boulevard, où vous serez plus vite
perdu dans la foule.
Les coups à la porte redoublaient. On allait l'enfoncer évidemment, si
M. Desormeaux ne se décidait pas à ouvrir.
La lumière fut éteinte. Aidé de sa fille, M. Favoral se hissa sur l'appui
de la fenêtre, pendant que Maxence retenait les draps à deux mains.
--Je t'en conjure, Vincent, insista encore Mme Favoral, écris-nous. Mon
Dieu! je ne vivrai pas, tant que je ne te saurai pas en sûreté...
Maxence, doucement, lâchait les draps; en deux secondes, M. Favoral
eut atteint le pavé de la cour.
--J'y suis!... fit-il.
Le jeune homme se hâta de remonter les draps qu'il jeta sous le lit.
Mais Mlle Gilberte était restée à la fenêtre assez pour reconnaître la
voix de son père demandant le cordon et pour entendre se refermer la
lourde porte de la maison voisine.
--Sauvé! dit-elle.

Il était temps. M. Desormeaux venait d'être contraint de céder, le
commissaire de police entrait...

III
Ce ne sont pas, d'ordinaire, les premiers venus, les commissaires de
police de Paris, et si Polichinelle les rosse, c'est qu'il leur a plu d'être
rossés.
Sous leur titre modeste se dissimulent la plus grave peut-être des
magistratures, presque la seule que connaisse le peuple, un pouvoir
énorme et une influence si décisive que l'homme d'État le plus sensé du
règne du tyran Louis-Philippe, osait dire un jour à la tribune:
«Donnez-moi à Paris vingt bons commissaires de police, et je vous
supprime tout gouvernement; bénéfice net, cent millions.»
Parisien par excellence, le commissaire a eu le temps d'étudier le pavé
de sa ville, lorsqu'il n'était encore qu'officier de paix. L'envers sombre
des plus brillantes existences n'a plus de mystères pour lui. Les
confidences les plus étranges, il les a reçues. Il a écouté les aveux les
plus inouïs. Il sait jusqu'où l'humanité peut descendre, et ce qu'il y a
d'aberrations au fond des cerveaux en apparence les plus sains.
L'ouvrière que son mari bat et la grande dame que son mari vole se sont
adressées à lui. C'est lui qu'ont été chercher le boutiquier que sa femme
trompe et le millionnaire victime d'un chantage. A son bureau,
confessionnal laïque, toutes les passions fatalement aboutissent. C'est
chez lui que se lave en famille le linge sale de deux millions
d'habitants.
Un commissaire de police de Paris qui, après dix ans d'exercice,
garderait une illusion, croirait à quelque chose au monde ou s'étonnerait
de quoi que ce soit, ne serait qu'un imbécile.
S'il peut encore être ému, c'est un brave homme.
Celui qui se présentait chez M. Favoral était d'un certain âge déjà, plus
froid que glace, et néanmoins bienveillant, de cette bienveillance banale

qui
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