dira: Regarde cet homme, il adore ses passions, il fait le mal pour le mal, son coeur est fermé comme sa main, la misère d'autrui est pour lui un bénéfice, et cependant il est gras, il est florissant, il a un beau vêtement et une belle demeure, il est heureux! Qu'il attende, le vulgaire myope, et ses yeux s'ouvriront, et à pas de géant il verra venir le chatiment vengeur, le malheur qui guette cette tête orgueilleuse et la courbera comme celle du coupable en prière. Car le Destin, Ma?tre de l'heure, n'attend pas pour punir que la chair se détache des os, il frappe celui qui est debout.
Je connais un homme que les gens du Tell et ceux du Souf, et ceux du Sahara ont, pendant de longues années, appelé Monseigneur l'Heureux, et il fait pitié aux plus misérables.
--Oh! m'écriai-je, je me souviens. Une fois, non loin de Djenarah, sa voix frappa mon oreille: ?Afsia! Afsia! Afsia!? Ce nom m'a longtemps poursuivi.
Et pendant que je racontais il m'écoutait d'un air sombre, m'interrompant par ses exclamations:
--Allah Kebir! Allah Kebir!
Puis il ajouta:
--Apporte ce soir deux peaux de bouc pleines de ce vin d'Espagne qui met la gaieté au coeur, et loin des sots qui médisent, des curieux qui envient et des femmes qui troublent, dans ma boutique bien close, je te raconterai l'histoire du Thaleb El Messaoud.
PREMIèRE PARTIE
MERYEM
I
?Il n'y a de Dieu que Dieu et Mohamed est le Prophète de Dieu.?
?A lui appartiennent le levant et le couchant; de quelque c?té que vous vous tourniez, vous rencontrez sa face.?
Telles sont les paroles écrites dans le Livre, mais je puis te dire ce qui n'est pas écrit et que répètent ceux d'entre nous, nommés les sages.
Entre Dieu et le Prophète, est un Ma?tre tout-puissant; il fait et défait; il éclaire et éteint.
Les uns l'appellent l'universelle Vie, mais son vrai nom, c'est l'universel Amour.
De l'homme au ciron, de la forêt de palmiers superbes à l'humble brin d'alpha, rien n'existe et ne vit que par lui. Il courbe tout ce qui est, comme l'ouragan courbe les roseaux de la source, il jette les races sur la surface du globe, comme le semeur jette les grains dans le champ.
Son temple est l'univers et la femme son autel, car, sous notre soleil, c'est ce qu'il y a de plus parfait.
Et nous disons à la place des paroles du Prophète:
?A lui appartiennent le levant et le couchant et de quelque c?té que vous vous tourniez, vous rencontrez sa puissance.?
De lui tout découle, peines et joies, la mort et la vie. Il fait les sages et les fous, les heureux et les misérables, les héros et les criminels.
Sans lui l'homme est eunuque, et va chatré dans la vie comme les nègres dans le sérail.
S'il fait dévoyer le faible, il montre la route au fort et dit: ?Pour moi, taille ta destinée.?
Car à moins d'être harcelé par une fatalité maudite, conséquence des crimes ou des imbécillités de ceux dont il a le sang dans les veines, le fort, ici-bas, doit faire son destin. Il tient son heur et son malheur. Et si aux portes de la vieillesse, les soucis, comme les ténèbres, s'amoncellent sur son front, qu'il n'en accuse que lui et cherche la cause en fouillant les vomissements de son passé.
II
Si ceux de Djenarah ne t'ont pas raconté l'histoire du Thaleb El-hadj-Mansour El-Messaoud, c'est qu'il se trouve encore dans le Ksour des hommes et des femmes que ce nom fait rougir. L'infortune qui pèse sur lui n'a pas éteint toutes les colères. Les meilleurs pardonnent, mais ne peuvent oublier.
Moi, j'estime Sidi-Mansour et je respecte sa misère, et si le Ma?tre de l'heure prolonge mes jours, alors que les siens seront effacés, j'irai déposer sur le coin de terre où sa chair se transformera les offrandes dues à un grand marabout.
Cependant, celui qui sera peut-être après sa mort honoré à l'égal de Sidi-Ibrahim ou de Sidi-Abd-el-Kader, fut dans sa jeunesse un homme comme il n'en faut pas.
On le disait plein d'esprit, car il avait la sagesse du diable. Tout lui réussissait parce qu'il était habile, mais il entreprenait trop souvent le mal.
Il fit de l'amour un jeu où il mit toutes ses audaces. Ah! combien il a dupé de maris et de pères, combien il a trompé de femmes, combien il a pris de virginités de filles! Qui le sait? les gens même de Djenarah ne pourraient les compter tous, car nul n'est juge dans son propre malheur; mais on raconte que non seulement Djenarah la Perle, mais les douars de Nememchas et des Ouled-Abid, les oasis du Souf jusqu'à Ouargla et Rhadamés étaient remplis des scandales de ses amours.
Il disait: ?Il n'y en a pas un qui me vaille!?
Et, en effet, personne ne le valait, car personne ne put l'arrêter dans ses débordements.
Et quand les vieillards lui adressaient
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