Lamour au pays bleu | Page 8

Hector France
offrandes
dues à un grand marabout.
Cependant, celui qui sera peut-être après sa mort honoré à l'égal de
Sidi-Ibrahim ou de Sidi-Abd-el-Kader, fut dans sa jeunesse un homme
comme il n'en faut pas.
On le disait plein d'esprit, car il avait la sagesse du diable. Tout lui
réussissait parce qu'il était habile, mais il entreprenait trop souvent le
mal.
Il fit de l'amour un jeu où il mit toutes ses audaces. Ah! combien il a
dupé de maris et de pères, combien il a trompé de femmes, combien il a
pris de virginités de filles! Qui le sait? les gens même de Djenarah ne
pourraient les compter tous, car nul n'est juge dans son propre malheur;
mais on raconte que non seulement Djenarah la Perle, mais les douars
de Nememchas et des Ouled-Abid, les oasis du Souf jusqu'à Ouargla et
Rhadamés étaient remplis des scandales de ses amours.
Il disait: «Il n'y en a pas un qui me vaille!»
Et, en effet, personne ne le valait, car personne ne put l'arrêter dans ses
débordements.
Et quand les vieillards lui adressaient des reproches:
«O Mansour, celui qui prend Satan pour compagnon choisit un mauvais

voisin de route», ou bien: «Un jour viendra où l'opprobre s'étendra
comme une tente au-dessus de ta tête.»
Enflé d'orgueil ainsi qu'Eblis le Maudit[2], il répondait: «Je lèverai la
tête et je crèverai l'opprobre, car je ne suis pas de ceux qui courbent le
front.»
[Note 2: Le diable.]
Alors ils lui disaient: «Prends garde! Il sera trop tard quand tu crieras:
Je me repens. Implorerais-tu le pardon soixante-dix fois, comme il est
écrit dans le Livre; invoquerais-tu Dieu par ses quatre-vingt-dix-neuf
noms, ce sera trop tard.»
Et ils ajoutaient: «Souviens-toi des paroles du Prophète: «Ame pour
âme, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent.»
La justice du talion est la saine justice.»
Mais il répondait, en riant: «Dieu seul connaît demain!»
Sous les tentes du Beled-el-Djerid[3] comme sous les toits des Ksours,
on raconte bien des aventures de sa jeunesse et je veux te dire la
première, parce qu'elle influa sur toute sa vie.
[Note 3: Pays des dattes.]
O Dieu! ôte le regard du méchant de ses yeux, ôte lui la langue des
lèvres; taille-le entre les jambes pour qu'il ne puisse engendrer des
méchants comme lui. Mais pour celui qui a expié avant l'heure, sois
plein de miséricorde!

III
Il avait à peine seize ans, et déjà il savait habiller le mensonge de la
robe de la vérité. C'est dire qu'il était homme. Et comme il avait de
l'audace et que les filles des tribus le trouvaient beau, il profitait de ces
avantages pour semer le désordre. Il se glissait entre les coeurs et les

séparait.
Longtemps on ignora ses intrigues, car il fut assez habile pour les tenir
secrètes: seulement de vagues soupçons planaient.
C'est sur ces entrefaites que son père, Ahmed-ben-Rahan, cheik aux
Ouled-Ascars, fraction des Ouled-Sidi-Abid, prit sa quatrième épouse.
La deuxième et la troisième étaient mortes depuis plus d'un an, et la
première, la mère de Mansour, restée seule, avait dit au cheik:
--Seigneur, je suis fatiguée; je me fais vieille car j'ai bientôt trente-cinq
ans et depuis vingt je te sers, fidèle, laborieuse et soumise; je t'ai
toujours gardé précieusement ce que Dieu ordonne à la femme de
garder à son époux et tu n'eus jamais contre moi un sujet de plainte.
Dieu a béni ma couche, car je t'ai donné pour fils le plus beau et le plus
fier garçon des Ouled-Ascars. Maintenant, voici: j'ai besoin de repos. Je
serai toujours ta servante et ton épouse. Mais je te prie, prends-en une
autre qui m'aide à aplanir ta vie. Prends-la belle, pour qu'elle réjouisse
ta vue; jeune et forte, pour qu'elle puisse longtemps te servir.
Et le cheik choisit une toute jeune fille du pays des Beni-Mzab aux
plaines sablonneuses, qui n'avait pas encore vu quatorze fois fleurir les
palmiers. Ses lèvres avaient la couleur des grenades rouges et ses yeux
le reflet des lames des yatagans tirés au soleil.
Elle s'appelait Meryem.

IV
Dès qu'il vit cette douce étoile briller sous la tente paternelle, Mansour
sentit son coeur s'amollir; et quand pour la première fois elle laissa
tomber devant lui le voile de sa face, il crut contempler une des houris
que le Prophète promet aux élus.
Il sortit tout agité de la tente et s'en alla, marchant sans savoir où. Il

voulait cacher à tous son trouble, car il craignait qu'on ne lût sur son
front les pensées qui l'agitaient.
Le lendemain, il dit à Kradidja, sa mère:
--Mère, il faut que je parte d'ici.
--Pourquoi? tu ne peux quitter la tente au moment où vient d'entrer une
hôtesse nouvelle. Les noces ne sont pas finies et tu parles de partir?
Veux-tu
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