longs poissons d'argent à tête de brochet, qui cachent leur tête dans le sable, et les pêcheurs de crevettes, rentrant, leur filet sur l'épaule, tandis que d'autres revenaient, se suivant, leurs paniers à l'épaule, comme une longue et lente théorie de travailleurs.
Il regardait, mais sa pensée était ailleurs. Tout ce qui se disait là, près de lui, semblait réveiller en lui des souvenirs, des sensations endormies, galvaniser des douleurs mortes, et son visage fin, un peu triste, maigre et pali, avec un front légèrement dégarni, et une barbe noire en pointe, ce visage de soldat pensif, prenait doucement une expression de rêverie triste.
A cette songerie même, le marquis parut s'arracher pour demander au docteur:
--Vous êtes donc d'avis qu'il y a toujours pour l'homme une femme idéale, faite pour lui et qui présente l'incarnation même, la réalisation de son rêve?
--Et je suis d'avis que pour tout homme il y en a même plusieurs, répondit gaiement Fargeas.
--Bon. Mais pour les femmes? dit Bernière.
--Oh! pour les femmes! Demandez à Emilienne Delannoy.... Demandez même à mistress Montgomery, qui est une honnête femme et qui a pourtant déjà changé... d'idéal!...
--Mme Montgomery?
Et Bernière semblait attendre du docteur Fargeas une explication.
--Comment, docteur, la belle Mme Montgomery a... changé... comme cela?
--Oh! légalement! Divorcée, la belle Mme Montgomery; mais, mon cher Bernière, aussi honnête que peut l'être une femme....
--Qui n'aime pas son mari.
--Pourquoi Mme Montgomery n'aimerait-elle pas son mari?
--Parce qu'il n'a rien de... de l'idéal, parbleu!
--?a dépend. On ne sait pas, fit gravement le médecin.
--Eh bien! si M. Montgomery, qui est courtaud et pataud, est l'idéal de Mme Montgomery, qui, en effet, est admirablement belle, belle à sculpter, à chanter, à peindre, tant pis pour nous, qui n'avons plus qu'à nous désespérer.
--Ou à nous consoler avec Emilienne Delannoy, Fanny Richard ou Marianne d'Hozier. Les débits de consolation ne manquent pas. C'est comme les débits d'alcool, ?a pullule.
--Et, demanda M. de Solis, cette belle Mme Montgomery, c'est?...
--Une admirable et capiteuse créature! répondit Bernière. Américaine, comme toutes les femmes qui fournissent des épithètes de parfumeurs aux chroniques. Et, depuis la saison, mettant Trouville en révolution... en ébullition, si vous voulez!... Il n'y a sur le turf de la beauté--vous voyez que je suis moderniste--de comparable à elle que la très belle miss Arabella Dickson! Ah! qui est incomparable, celle-là!?.... A l'heure du bain de miss Arabella, on frète des barques à Deauville pour aller regarder ses bras et lorgner sa nuque. Les voitures font prime à ce moment psychologique-là! C'est très beau, d'ailleurs. ?a mérite d'être vu!
--Et cette Mlle Dickson? demanda encore Solis.
--La fille d'un colonel. Très bel homme. N'ayant pas l'air de badiner. Un Yankee. Un Mohican. Un type. Il para?t qu'il a joué du revolver, à la tête de quelques cow-boys, contre les Indiens.... Comme Buffalo-Bill.... Je l'ai rencontré, l'autre jour, devant les petits chevaux au Casino. On faisait cercle autour du trio Dickson, car il y a une mère. Très belle aussi. Ils sont tous très beaux, ces Dickson. D'ailleurs--et Bernière s'étalait avec une nonchalance affectée dans son tonneau d'osier--toute cette race américaine humilie effroyablement nos décadences. Nous avons l'air d'anémiés, comme dit le docteur, à c?té de ces colosses en pierre de taille. Voyez M. Norton!
--Norton? fit M. de Solis.
Le nom, brusquement, lui faisait retourner la tête, et il interrogeait Bernière pour savoir de quel Norton son cousin pouvait bien parler.
--Mais de M. Norton, le richissime Norton, le milliardaire--pour être plus récent, plus actuel.--Richard Hepworth Norton, le banquier, qui a acheté l'h?tel de la duchesse d'Escard au parc Monceau et y a logé pour sept ou huit millions de peintures, sans compter les téléphones!
Richard Norton! Ce nom, évidemment, réveillait chez le marquis tout un monde de souvenirs. Il l'avait autrefois bien connu, ce Norton, à New-York, et il le retrouvait à présent sur cette plage normande, après quelle séparation et quelles traverses!
--Il est ici, Norton?...
--Là-bas, dit Fargeas. Son habitation est cette grande maison normande, une des dernières vers les Roches Noires. On la voit d'ici.
Le marquis regardait non plus vers la mer maintenant, mais du c?té de cette longue ligne de constructions diverses, élégantes ou bizarres, qui, comme des yeux avides de lumière et d'air, ouvrent leur fenêtres sur la mer.
--Là-bas.... Voyez-vous?... Un vrai palais, cette villa!... M. Norton y a entassé encore des raretés à profusion.... Ce serait un musée à Paris! A Trouville, c'est une véritable curiosité.... Mais rien n'est assez luxueux et choisi, aux yeux de M. Norton, pour sa femme qu'il adore, et qui est bien, du reste, la créature la plus exquise que je connaisse!
Le docteur ne remarquait point l'expression de vague tristesse qui passait rapidement sur le visage de M. de Solis. Le marquis avait eu, au nom de Mme Norton, un tressaillement léger, une contraction passagère qui n'e?t pas évidemment échappé à Fargeas. Mais le médecin, les yeux mi-clos, regardait
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