Lalouette du casque | Page 7

Eugène Süe
souriant, je suis sûr qu'il s'agit de quelqu'un de
ces contes ridicules qui courent depuis quelque temps dans l'armée au
sujet de Victorin, sans qu'on sache la source de ces méchantes
menteries. Pouvez-vous, Sampso... vous... avec votre saine raison, avec
votre bon coeur, vous faire l'écho de pareilles histoires?
-- Adieu, Scanvoch; je vous ai dit que je ne voulais pas me quereller au
sujet de votre héros; vous le défendez envers et contre tous...
-- Que voulez-vous? c'est mon faible; j'aime sa mère comme ma soeur...
j'aime son fils comme s'il était le mien. Ne faites-vous pas ainsi que
moi, Sampso? Mon petit Aëlguen, le fils de votre soeur, ne vous est-il
pas aussi cher que vous le serait votre enfant? Croyez-moi... lorsque
Aëlguen aura vingt ans et que vous l'entendrez accuser de quelque folie
de jeunesse, vous le défendrez, j'en suis sûr, encore plus chaudement
que je ne défends Victorin... D'ailleurs, ne commencez-vous pas dès à
présent votre rôle de défenseur? Oui, lorsque l'espiègle est coupable de
quelque grosse faute, n'est-ce pas sa tante Sampso qu'il va trouver pour
la prier de le faire pardonner? Vous l'aimez tant!
-- L'enfant de ma soeur n'est-il pas le mien!
-- Voilà donc pourquoi vous ne voulez pas vous marier?
-- Certainement mon frère, répondit-elle en rougissant avec une sorte
d'embarras.
Puis, après un moment de silence, elle reprit:
-- Vous serez, je l'espère, de retour ici vers le milieu du jour, pour que
notre petite fête soit complète?
-- Mon devoir accompli, je reviendrai. Au revoir, Sampso.

-- Au revoir, Scanvoch.
Et laissant la soeur de ma femme occupée à placer un bouquet dans l'un
des anneaux de la porte de notre maison, je m'éloignai en réfléchissant
à notre entretien.
Souvent je m'étais demandé pourquoi Sampso, plus âgée d'un an
qu'Ellèn, et aussi belle, aussi vertueuse qu'elle, avait jusqu'alors
repoussé plusieurs offres de mariage; parfois je supposais qu'elle
ressentait quelque amour caché; d'autres fois qu'elle appartenait à une
de ces affiliations chrétiennes qui commençaient à se répandre, et dans
lesquelles les femmes faisaient voeu de chasteté comme plusieurs de
nos druidesses. Un moment aussi je me demandai la cause de la
réticence de Sampso au sujet de Victorin; puis j'oubliai ces pensées
pour ne songer qu'à l'expédition dont j'étais chargé. M'acheminant vers
les avant- postes du camp, je m'adressai à un officier, à qui je fis lire
quelques lignes écrites de la main de Victorin. Aussitôt l'officier mit à
sa disposition quatre soldats d'élite, excellents rameurs choisis parmi
ceux qui avaient l'habitude de manoeuvrer les barques de la flottille
militaire destinée à remonter ou à descendre le Rhin pour défendre au
besoin notre camp fortifié. Ces quatre soldats, sur ma recommandation,
ne prirent pas d'armes; moi seul étais armé. En passant devant un
bouquet de chênes, je leur fis couper quelques branchages, destinés à
être placés à la proue du bateau qui devait nous transporter. Nous
arrivons bientôt sur la rive du fleuve; là étaient amarrées plusieurs
barques réservées au service de l'armée. Pendant que deux des soldats
placent à l'avant de l'embarcation les feuillages de chêne dont je les
avais munis, les deux autres examinent les rames d'un air exercé, afin
de s'assurer qu'elles sont en bon état; je me mets au gouvernail, nous
quittons le bord.
Les quatre soldats avaient ramé en silence pendant quelque temps,
lorsque le plus âgé des quatre, vétéran à moustaches grises, me dit:
-- Il n'y a rien de tel qu'un bardit gaulois pour faire passer le temps et
manoeuvrer les rames en cadence; on dirait qu'un vieux refrain national
répété en choeur rend les avirons moins pesants. Peut-on chanter, ami
Scanvoch?

-- Tu me connais?
-- Qui ne connaît dans l'armée le frère de lait de la mère des camps?
-- Simple cavalier, je me croyais plus obscur.
-- Tu es resté simple cavalier malgré l'amitié de notre Victoria pour toi;
voilà pourquoi, Scanvoch, chacun te connaît et chacun t'aime.
-- Vrai, tu me rends heureux en me disant cela. Comment te nommes-
tu?
-- Douarnek.
-- Tu es Breton?
-- Des environs de Vannes.
-- Ma famille aussi est originaire de ce pays.
-- Je m'en doutais, car l'on t'a donné un nom breton. Eh bien, ce bardit,
peut-on le chanter, ami Scanvoch? Notre officier nous a donné l'ordre
de t'obéir comme à lui; j'ignore où tu nous conduis, mais un chant
s'entend de loin, surtout lorsqu'il s'agit d'un bardit national entonné en
choeur par de vigoureux garçons à larges poitrines... Ou peut-être ne
faut-il pas attirer l'attention sur notre barque?
-- Maintenant, tu peux chanter... Plus tard... non.
-- Alors, qu'allons-nous chanter, enfants? dit le vétéran en continuant de
ramer, ainsi que ses compagnons, et tournant seulement la tête de leur
côté; car, placé au premier banc, il me faisait face. Voyons...
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