Labîme | Page 3

Wilkie Collins
comprend aussi celle des plus jeunes enfants) est le principal attrait de curiosité pour l'assistance. Des valets d'une propreté rare glissent autour des tables silencieuses. Les curieux vont et viennent à leur guise et font tout bas entre eux plus d'un commentaire sur la figure de ce numéro qui est là-bas près de la fenêtre. C'est que beaucoup de ces physionomies expansives ont un caractère qui mérite de fixer l'attention. Il y a parmi les assistants des visiteurs habituels qui connaissent les h?tes du lieu. On les voit s'arrêter à une place marquée, se pencher, et dire quelques mots à l'oreille de l'un des enfants. Ce n'est point médire que de remarquer en passant qu'ils s'adressent surtout à ceux qui ont un joli visage.... Tout le monde circule, chuchote, s'anime, et la monotonie de ces longues salles moroses en est quelque peu rompue.
Une dame voilée, que personne n'accompagne, s'avance au milieu de la foule. On ne peut douter en la voyant qu'elle ne vienne à l'Hospice pour la première fois. Sans doute la curiosité ni l'occasion ne l'avaient jamais amenée dans ce triste séjour, et ce spectacle semble la troubler un peu. Elle fait le tour des tables, sa démarche est incertaine, et son attitude tremblante. Elle va, cherchant son chemin qu'elle ne veut pas demander, elle arrive au réfectoire des petits gar?ons. Pauvres petits, ils sont moins recherchés que les filles; point de visiteurs autour d'eux: les yeux humides de la dame voilée plongent dans la salle.
Justement, sur le seuil de la porte, se trouvait une employée d'un certain age, respectable matrone, femme de charge, utile à tout. C'est à elle que la dame s'adresse.
--Vous avez beaucoup de petits gar?ons ici?--dit-elle.--à quel age les fait-on entrer dans le monde?... Se prennent-ils souvent de passion pour la mer?--Et puis d'une voix étouffée:--Savez-vous lequel est Walter Wilding?
La matrone sentit avec quelle ardeur br?lante les yeux de l'étrangère s'attachaient sur les siens, à travers le voile épais. Aussi baissa-t-elle la tête, n'osant la regarder à son tour.
--Je sais lequel est Walter Wilding,--dit-elle--Mais mon devoir m'interdit de faire conna?tre aux visiteurs le nom de nos enfants.
--Ne pouvez-vous seulement me le montrer sans rien me dire?--répliqua la dame voilée.
Sa main allait en même temps chercher celle de la femme et la serrait de toute sa force.
--Je vais passer autour des tables,--dit tout bas la matrone sans avoir l'air de s'adresser à la visiteuse.--Suivez-moi des yeux. Le petit gar?on près duquel je m'arrêterai et à qui je parlerai tout à l'heure, ne sera pour vous qu'un étranger comme tous les autres; mais celui que je toucherai en passant sera Walter Wilding. Ne me dites plus rien et éloignez-vous.
La dame voilée obéit, avan?a de quelques pas dans la salle, les yeux fixés sur la matrone.
Celle-ci, d'un air officiel et grave, marche en dehors des tables en commen?ant par la gauche. Elle suit la ligne entière, tourne, et revient à l'intérieur des rangs et, jetant un regard furtif du c?té de la dame voilée, s'arrête auprès d'un enfant, se baisse, et lui parle. L'enfant lève la tête et répond. Elle l'écoute d'un air naturel, en souriant, et pose en même temps sa main sur l'épaule du petit gar?on assis à droite. Tandis qu'elle continue de causer avec l'autre, elle fait à celui-ci quelques caresses sans lui rien dire; puis elle achève sa tournée le long des tables sans toucher aucun autre enfant et sort de la salle.
Le d?ner est fini, la dame voilée s'avance à son tour, par le chemin indiqué, en dehors des tables, en commen?ant par la gauche. Elle suit la longue rangée extérieure, tourne, et revient sur ses pas. Par bonheur pour elle, d'autres personnes viennent d'entrer par hasard et sans but. Elle ne se voit plus seule dans la salle; et, moins alarmée, elle relève son voile et, s'arrêtant devant le petit gar?on que la matrone a touché:--Quel age avez-vous?--dit-elle.
--Douze ans, madame,--répond l'enfant étonné, en levant ses beaux grands yeux vers elle.
--êtes-vous heureux et content?
--Oui, madame.
--Pouvez-vous accepter ces bonbons?
--S'il vous pla?t de me les donner.
Elle se penche pour les lui remettre et touche de son front et de ses cheveux la figure de l'enfant. Alors, baissant de nouveau son voile, elle passe.
Elle passe bien vite et s'enfuit sans regarder en arrière.

PREMIER ACTE.

Le rideau se lève.
Au fond d'une cour de la Cité de Londres, dans une petite rue escarpée, tortueuse, et glissante, qui réunissait Tower Street à la rive de la Tamise, se trouvait la maison de commerce de Wilding et Co., marchands de vins. L'extrémité de la rue par laquelle on aboutissait à la rivière (si toutefois on avait le sens olfactif assez endurci contre les mauvaises odeurs pour tenter une telle aventure) avait re?u le nom d'Escalier du Casse Cou. La cour elle-même n'était pas communément désignée d'une fa?on moins pittoresque et
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