ensemble de manière à former un système indestructible, qui dure une dizaine d'années. Et c'est pourquoi la critique objective est la seule bonne.
M. Ferdinand Brunetière tient l'autre pour fallacieuse et décevante. Et il en donne diverses raisons. Mais je suis bien forcé de reproduire d'abord le texte incriminé. C'est un endroit de la Vie littéraire où on lit ceci:
Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce semble, c'est de reconna?tre de bonne grace cette affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire[2].
[Note 2: La Vie littéraire, 1re série, p. IV.]
M. Brunetière, après avoir cité ces lignes, remarque tout de suite ?qu'on ne peut affirmer avec plus d'assurance que rien n'est assuré?. Je pourrais peut-être lui répondre qu'il n'y a aucune contradiction, comme aucune nouveauté à dire que nous sommes condamnés à ne conna?tre les choses que par l'impression qu'elles font sur nous. C'est une vérité que l'observation peut établir, et si frappante que tout le monde en est touché. C'est un lieu commun de philosophie naturelle. Il n'y faut pas faire trop d'attention, et surtout il n'y faut pas voir de pyrrhonisme doctrinal. J'ai regardé, je l'avoue, plus d'une fois du c?té du scepticisme absolu. Mais je n'y suis jamais entré; j'ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu'on y met. J'ai eu peur de ces deux mots, d'une stérilité formidable: ?Je doute?. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s'ouvrir. Si l'on doute, il faut se taire; car, quelque discours qu'on puisse tenir, parler, c'est affirmer. Et puisque je n'avais pas le courage du silence et du renoncement, j'ai voulu croire, j'ai cru. J'ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes.
En fait, réalités et apparences, c'est tout un. Pour aimer et pour souffrir en ce monde, les images suffisent; il n'est pas besoin que leur objectivité soit démontrée. De quelque fa?on que l'on con?oive la vie, et la conn?t-on pour le rêve d'un rêve, on vit. C'est tout ce qu'il faut pour fonder les sciences, les arts, les morales, la critique impressionniste et, si l'on veut, la critique objective. M. Brunetière estime qu'on se quitte soi-même et qu'on sort de soi tant que l'on veut, à l'exemple de ce vieux professeur de Nuremberg dont M. Joséphin Péladan, qui est mage, nous a conté récemment l'aventure surprenante. Ce professeur, très occupé d'esthétique, sortait nuitamment de son corps visible pour aller, en corps astral, comparer les jambes des belles dormeuses à celles de la Vénus de Praxitèle. ?La duperie, affirme M. Brunetière, la duperie, s'il faut qu'il y en ait une, c'est de croire et d'enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes quand, au contraire, la vie ne s'emploie qu'à cela. Et la raison, sans doute, en para?tra assez forte, si l'on se rend compte qu'il n'y aurait autrement ni société, ni langage, ni littérature, ni art.? Et il ajoute:
?Nous sommes hommes... et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver et nous reconna?tre chez les autres.?
Sortir, c'est beaucoup dire. Nous sommes dans la caverne et nous voyons les fant?mes de la caverne. La vie serait trop triste sans cela. Elle n'a de charme et de prix que par les ombres qui passent sur les parois des murs dans lesquels nous sommes enfermés, ombres qui nous ressemblent, que nous nous effor?ons de conna?tre au passage et parfois d'aimer.
En réalité, nous ne voyons le monde qu'à travers nos sens, qui le déforment et le colorent à leur gré, et M. Brunetière ne le conteste pas. Il s'appuie, au contraire, sur ces conditions de la connaissance pour fonder sa critique objective. S'avisant que les sens apportent à tous les hommes des impressions à peu près semblables de la nature, de sorte que ce qui est rond pour l'un ne saurait être carré pour l'autre, et que les fonctions de l'entendement s'accomplissent de la même manière, sinon au même degré dans toutes les intelligences, ce qui est l'origine du sens
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