chair! (Page 62.)
Tel est le sentiment d'un des personnages de M. de Maupassant et il
semble bien que ce soit le sentiment de M. de Maupassant lui-même.
Cela n'est pas nouveau et nos pères connaissaient la fragilité des
femmes. Mais ils en faisaient des fabliaux. Il faut bien qu'il y ait
quelque chose de changé, puisque nous gémissons de ce qui les faisait
tant rire.
Nous sommes plus affinés, plus délicats, plus ingénieux à nous
tourmenter, plus habiles à souffrir. En ornant nos voluptés nous avons
perfectionné nos douleurs. Et voilà pourquoi M. de Maupassant ne fait
point de fabliaux, et fait des contes cruels.
Ne nous flattons pas d'avoir entièrement inventé aucune de nos misères.
Il y a longtemps que le prêtre murmure en montant à l'autel: «Pourquoi
êtes-vous triste, ô mon âme, et pourquoi me troublez-vous?» Une
femme voilée est en chemin depuis la naissance du monde: elle se
nomme la Mélancolie. Pourtant, il faut être juste. Nous avons ajouté,
certes, quelque chose au deuil de l'âme et apporté notre part au trésor
universel du mal moral.
J'ai déjà parlé[4] de ma vieille bible en estampes et du paradis terrestre
que j'admirais dans ma tendre et sage enfance, le soir, à la table de
famille, sous la lampe qui brûlait avec une douceur infinie. Ce paradis
était un paysage de Hollande et il y avait sur les collines des chênes
tordus par le vent de la mer. Les prairies, admirablement drainées,
étaient coupées par des lignes de saules creux. L'arbre de la science
était un pommier aux branches moussues.
[Note 4: Voir la Vie littéraire, t. II, p. 319.]
Tout cela me ravissait. Mais je ne comprenais pas pourquoi Dieu avait
défendu à cette bonne Flamande d'Ève de toucher aux fruits de l'arbre
qui donnait de belles connaissances. Je le sais maintenant, et je suis
bien près de croire que le Dieu de ma vieille bible avait raison. Ce bon
vieillard, amateur de jardins, se disait sans doute: «La science ne fait
pas le bonheur, et quand les hommes sauront beaucoup d'histoire et de
géographie, ils deviendront tristes.» Et il ne se trompait point. Si
d'aventure il vit encore, il doit se féliciter de sa longue perspicacité.
Nous avons mangé les fruits de l'arbre de la science, et il nous est resté
dans la bouche un goût de cendre. Nous avons exploré la terre; nous
nous sommes mêlés aux races noires, rouges et jaunes, et nous avons
découvert avec effroi que l'humanité était plus diverse que nous ne
pensions, et nous nous sommes trouvés en face de frères étranges dont
l'âme ne ressemble pas plus à la nôtre que celle des animaux. Et nous
avons songé: qu'est-ce donc que l'humanité, qui change ainsi, selon les
climats, de visage, d'âme et de dieux? Quand nous ne connaissions de
la terre que les champs qui nous nourrissaient, elle nous semblait
grande; nous avons reconnu sa place dans l'univers, et nous l'avons
trouvée petite. Nous avons reconnu que ce n'était qu'une goutte de boue,
et cela nous a humiliés. Nous avons été amenés à croire que les formes
de la vie et de l'intelligence étaient infiniment plus nombreuses que
nous ne le soupçonnions d'abord et qu'il y avait des êtres pensants dans
toutes les planètes, dans tous les mondes. Et nous avons compris que
notre intelligence était misérablement petite. La vie n'est, par
elle-même, ni longue ni courte et les hommes simples qui la mesurent à
sa durée moyenne disent justement que c'est avoir assez vécu que de
mourir en cheveux blancs. Nous, qu'avons-nous fait? Nous avons voulu
deviner l'âge immémorial de la terre, l'âge même du soleil, et c'est aux
périodes géologiques et aux âges cosmiques que nous mesurons à
présent la vie humaine, qui, sur cette mesure, nous semble ridiculement
courte. Noyés dans l'océan du temps et de l'espace, nous avons vu que
nous n'étions rien, et cela nous a désolés. Dans notre orgueil, nous
n'avons voulu rien dire, mais nous avons pâli. Le plus grand mal (et
sans doute le vieux jardinier à la barbe blanche de ma vieille bible
l'avait prévu), c'est qu'avec la bonne ignorance la foi s'en est allée.
Nous n'avons plus d'espérances et nous ne croyons plus à ce qui
consolait nos pères. Cela surtout nous est pénible. Car il était doux de
croire même à l'enfer.
Enfin, pour comble de misère, les conditions de la vie matérielle sont
devenues plus pénibles qu'autrefois. La société nouvelle, en autorisant
toutes les espérances excite toutes les énergies. Le combat pour
l'existence est plus acharné que jamais, la victoire plus insolente, la
défaite plus inexorable. Avec la foi et l'espérance nous avons perdu la
charité; les trois vertus qui, comme trois nefs ayant à la proue l'image
d'une vierge céleste, portaient les pauvres âmes sur l'océan du monde
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