est inconscient et rapide, il est de ceux que Loti a le mieux éprouvés;
son âme mobile, peu capable d'impressions durables, est sans cesse
agitée par de petits frissons, et c'est là encore une cause de mélancolie,
que cette infinité de sensations courtes et heurtées comme ces petites
lames dures que craignent les marins. Avec quelle délicatesse il sent, il
exprime la tristesse du départ, cette immense tristesse contenue dans
ces seuls mots: «Je ne reverrai plus jamais cela!»
Par une nuit froide et sombre, comme il va rejoindre son navire en rade,
il est forcé de s'arrêter en chemin, pour une heure, dans un petit village
où il n'a que faire. Découvrant une maisonnette au bout d'un sentier, il
entre; il est reçu par une jolie mousmé; très hospitalière qui lui donne
du riz et des cigarettes. Et le voilà qui songe:
Il est affreux, mon dîner!... Dans le réchaud, de détestables braises
fument et ne répandent pas de chaleur; j'ai les doigts si engourdis que je
ne sais plus me servir de mes baguettes. Et autour de nous, derrière la
mince paroi de papier, il y a la tristesse de cette campagne endormie,
silencieuse, que je sais si glaciale et si noire. Mais la mousmé est là qui
me sert avec des révérences de marquise Louis XV, avec des sourires
qui plissent ses yeux de chats à longs cils, qui retroussent son petit nez
déjà retroussé par lui-même--et elle est exquise à regarder...
Parce qu'elle est jolie, parce qu'elle est très jeune, surtout parce qu'elle
est extraordinairement fraîche et saine, et qu'un je ne sais quoi dans son
regard attire le mien, voici qu'il y a un charme subitement jeté sur
l'auberge misérable où elle vit: je m'y attarderais presque; je ne m'y
sens plus seul ni dépaysé; un alanguissement me vient, qui sera oublié
dans une heure, mais qui ressemble beaucoup trop, hélas! à ces choses
que nous appelons amour, tendresse, affection, et que nous voudrions
tâcher de croire grandes et nobles.
Et il emporte un regret d'une heure. Comment ne serait-il pas
mortellement triste? Avec une exquise délicatesse d'épiderme, il ne sent
rien à fond. Pendant que toutes les voluptés et toutes les douleurs du
monde dansent autour de lui comme des bayadères devant un rajah, son
âme reste vide, morne, oisive, inoccupée. Rien n'y a pénétré. Cette
disposition est excellente pour écrire des pages qui troublent le lecteur.
Chateaubriand, sans son éternel ennui, n'aurait pas fait René.
En même temps que Pierre Loti donnait ses Japoneries d'automne, M.
Guy de Maupassant publiait un recueil de nouvelles intitulé la Main
gauche et ce titre s'explique de lui-même. Ces nouvelles sont fort
diverses de ton et d'allure. Il s'en faut qu'elles aient toutes la même
valeur, mais toutes portent la marque du maître; la fermeté, la brièveté
forte de l'expression, et cette sobriété puissante qui est le premier
caractère du talent de M. de Maupassant.
Ce recueil aussi, qu'on lit avidement, laisse une impression de tristesse.
M. de Maupassant n'exprime pas comme l'auteur du Mariage de Loti la
mélancolie des choses et ne semble pas frappé de la disproportion de
nos forces, de nos espérances et de la réalité. Il est sans inquiétude;
pourtant il n'est pas gai. La tristesse qu'il donne est une tristesse simple,
rude et claire. Il nous montre la laideur, la brutalité, la bêtise épaisse, la
ruse sauvage de la bête humaine, et cela nous touche. Ses personnages
sont en général peu intelligents, assez vulgaires, terriblement vrais. Ses
femmes sont instinctives, naïvement perverses, mal sûres, et par là
tragiques. Ce qu'elles font, elles le font par pur instinct, en cédant aux
suggestions obscures de la chair et du sang. Parisiennes raffinées
comme madame Haggan (le Rendez-vous) ou créatures sauvages
comme Allouma (la première nouvelle du recueil), elles sont les jouets
de la nature et elles ignorent elles-mêmes la force qui les mène.
Pourquoi madame Haggan change-t-elle d'amour? Parce que c'est le
printemps. Pourquoi Allouma s'en est-elle allée avec un berger du Sud?
Parce que le siroco soufflait.
Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même les
plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas plus
qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la
flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois, de même qu'une influence
imperceptible, une impression insaisissable remue et pousse aux
résolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes,
des champs, des faubourgs ou du désert.
Elles peuvent sentir ensuite, si elles raisonnent ou comprennent,
pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela; mais, sur le moment, elles
l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises, les
esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des
rencontres et de tous les effleurements dont tressaillent leur âme et leur
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