La vie littéraire | Page 9

Anatole France
intérêt superficiel. Il faut que
celui qui parle paraisse chercher et choisir ses idées et ses paroles. La
recherche doit être rapide et le choix sûr; encore faut-il que l'un et
l'autre se sentent dans quelques inflexions de la voix et dans certains
ralentissements du débit. Il faut enfin que le travail de la pensée reste
sensible au milieu de l'action oratoire. M. Léon Say a ce qu'on peut
appeler la parole vivante. Il anime les abstractions; il trouve, pour
amuser et soutenir l'attention, plusieurs des ressources qu'avait M.
Thiers. Il explique, il compare, il cite des exemples, il raconte des
historiettes, il est familier, il pénètre dans l'intimité des choses. Il a ces
finesses qui font un piquant contraste avec la rondeur de sa personne.
S'il ne sait point s'échauffer, il ne dit rien qui exige de la chaleur.
Comme il est toujours maître de son sujet, il le renferme dans les
limites de son talent et il s'arrange pour n'avoir jamais besoin des
qualités qui lui manquent.
Il intéresse avec des chiffres. C'est là un grand mérite. Quant à dire,
comme on le fait si souvent, que c'est un tour de force, je m'en garderai
bien, la louange serait fausse. Les questions financières sont par
elles-mêmes aussi intéressantes que toutes les autres grandes questions.
Pour être plus abstraites que d'autres, elles n'en sont pas plus arides.
L'esprit trouve à les étudier une profonde satisfaction. Elles offrent aux
déductions des bases solides et larges. Elles plaisent à la raison par leur
exactitude et à l'imagination par leur étendue. Enfin, elles sont chose
humaine. Elles appartiennent à l'homme par leur principe et par leur fin.
Elles sont donc intéressantes par elles-mêmes et se prêtent
naturellement au bien-dire. Il y a un bon style de finances comme il y a

un bon style littéraire.
Mais je reviens à ma querelle. Je m'y obstine d'autant plus que c'est une
mauvaise querelle. J'aurais voulu que M. Léon Say dît à Jules Sandeau,
dans son aimable langage,--pourquoi ne pas l'avouer?--tout ce que je
voudrais dire moi-même. Au fond, nous ne reprochons jamais aux gens
que de ne pas sentir et de ne pas penser comme nous.
C'est que, pour moi, Sandeau, c'est mieux encore qu'un délicat écrivain
et qu'un romancier poète, c'est un souvenir d'enfance. Que de fois, en
allant ou revenant du collège, je l'ai rencontré, ce brave homme dont la
bienvenue souriait à tout le monde, sur les quais illustres où il était chez
lui; car ils sont la patrie adoptive de tous les hommes de pensée et de
goût. L'excellent vieillard! On peut dire de celui-là qu'il avait le dos
bon, un de ces larges dos qui, visiblement, ont porté avec un naïf
courage le fardeau de la vie et que les douleurs de l'âme ont courbé
lentement. Il n'était point beau, ni guère brave en ses habits. Je lui
connus longtemps un grand pardessus, devenu vert et jaune, qui
remontait par derrière et pendait en pointe par devant. Avec cela, le
chapeau sur l'oreille et un pantalon à la hussarde; en sorte que la
crânerie se mêlait chez ce vieillard à la bonhomie. Les braves gens
ressemblent presque tous en quelque sorte à des soldats. Sandeau, avec
ses yeux limpides, son gros nez rouge, sa rude moustache blanche, son
air d'innocence, avait je ne sais quel air de capitaine en retraite. Je veux
parler de ces vieux braves qui gardent dans le coeur et dans les yeux la
candeur de l'enfance, parce qu'il n'ont jamais cherché à gagner de
l'argent et qu'ils n'ont connu dans la vie que le devoir, le sentiment et le
sacrifice. Toute la personne de Jules Sandeau respirait la bonté, et,
quand la tristesse d'un deuil mortel s'imprima sur ses traits, il avait l'air
encore du meilleur des hommes. Or, vous le savez, la douleur n'est
bonne que chez les bons.
Pour dire vrai, si, quand j'avais quinze ans, je contemplais M. Jules
Sandeau, sur les quais, avec tant d'intérêt et de curiosité, c'est qu'alors
je lisais Marianna pendant la classe, derrière une pile de bouquins. Que
l'honnête M. Chéron, mon professeur de rhétorique, me le pardonne!
Pendant qu'il m'expliquait Thucydide, j'étais aux genoux de madame de

Belnave. Juste ciel! quel feu s'allumait dans mes veines! J'étais bien
loin, monsieur Chéron, des verges en mi et des années de l'octaétéride
dont vous nous faisiez le compte. J'étais ravi dans les sphères de la
passion idéale; j'aimais, j'aimais Marianna. Je souffrais par elle, je la
faisais souffrir; mais mon mal et le sien m'étaient chers. On m'a averti
depuis que Marianna est un livre qui enseigne le devoir; à quinze ans,
il ne m'enseignait que l'amour. M. Léon Say dit que ce livre a vieilli. Il
en parle avec détachement. On voit bien qu'il ne l'a pas lu, comme
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