La vie littéraire | Page 8

Anatole France
sait qu'il ne faut point offenser
la cigale, aimée des Muses. Cela revient à dire que M. Léon Say a parlé
agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont le souvenir est si aimable.
Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond About des choses tout à
fait intéressantes. Il s'est exprimé en homme de goût, avec une élégance
naturelle et la vivacité d'une intelligence aiguë, qu'affina la pratique des
affaires. Il ne s'est pas piqué de littérature plus qu'il ne convenait. Il
n'est point tombé dans le travers de Philippe, roi de Macédoine, qui
voulait s'entendre en chansons mieux que les chansonniers. Il a voulu
rester l'homme qui goûte et qui sent. Il a bien fait; car son goût est fin et
son sentiment juste. Pourtant, je le contredirai sur deux points, parce
que, s'il faut toujours dire la vérité, c'est surtout aux triomphateurs
qu'on doit la faire entendre. Mon principal grief est qu'il a passé un peu
lestement sur les romans de Sandeau; il n'a même pas nommé la
Maison de Penarvan. Je reviendrai tout à l'heure sur ce sujet. Mon
second reproche s'applique à un certain portrait qu'il a fait incidemment,
en quelques traits rapides, d'une inexactitude que je tiens pour
exemplaire. Il nous a montré «un maître charmant, plein de tact et de
mesure, un poète très fin, qui dit les choses sans appuyer, laissant ainsi
à l'auditoire le plaisir de croire qu'il collabore, en l'écoutant, avec
l'homme d'esprit qui a écrit la pièce»... En ce maître charmant, en le fin

poète, en cet homme d'esprit, il veut nous faire reconnaître M. Émile
Augier. J'y éprouve, pour ma part, quelque peine, et j'affirme que le
portrait manque de ressemblance. Ce n'est pas que l'auteur du Fils de
Giboyer soit dépourvu de finesse et de mesure; mais ses qualités
essentielles sont tout autres. Il ne dit pas les choses sans appuyer: il
appuie au contraire avec une heureuse rudesse. Il est robuste, il est
ferme; il frappe juste et fort. Il a plus d'énergie que de grâce et plus de
droiture que de souplesse. Ses créations ne laissent rien à deviner. Le
maître les jette en pleine lumière. Elles n'ont rien d'inachevé, rien de
mystérieux. On n'avait qu'à nommer la Vigueur et la Probité pour faire
apparaître M. Émile Augier entre ses deux Muses. À Dieu ne plaise,
monsieur Léon Say, que vous sachiez ces choses aussi bien que moi. À
Rome, au temps de Néron, certain tribun des soldats, fils d'un honnête
publicain, montrait dans l'administration militaire des talents qu'il avait
précédemment exercés dans l'administration civile. Il était laborieux et
sage, mais il dormait au théâtre. Il n'en parvint pas moins à la première
magistrature de l'État. Je soupçonne M. Léon Say d'avoir quelquefois
sommeillé de même au Théâtre-Français pendant qu'on jouait Gabrielle
ou les Fourchambault. Il n'y a pas grand mal à cela et M. Émile Augier
est le premier, j'en suis sûr, à lui pardonner. Les hommes d'État n'ont
pas toujours le loisir de fréquenter les Muses; il faut seulement qu'il ne
se brouillent pas avec elles, car ce serait se brouiller avec la grâce et la
persuasion, et qu'est-ce, je vous prie, qu'un président du conseil sans la
persuasion et la grâce? Il faut beaucoup de choses pour gouverner,
beaucoup de bonnes choses et quelques mauvaises. Ne vous y trompez
pas: il y faut du goût. Sans le goût, on choque ceux mêmes qui n'en ont
pas. Mon confrère et ami M. Adolphe Racot prête au héros de son
dernier roman cette idée que, pour la conduite des hommes, le goût
vaut l'intelligence et la probité. Je n'irai pas jusque-là; mais il est vrai
que le goût suppose la justesse de l'esprit, la délicatesse des sentiments
et plusieurs fortes qualités dont il est la fleur.
M. Léon Say a du goût. Il y paraît dans l'élégante simplicité, dans la
clarté abondante de sa parole.
Ses discours politiques, particulièrement ceux qui traitent de finances,
sont d'un art achevé. Tout y semble facile. C'est un rare plaisir que

d'entendre M. Léon Say à la tribune du Sénat. La voix est claire. Au
début, elle semble un peu aigre. C'est justement ce qu'il faut pour qu'on
sache gré à l'orateur de l'adoucir ensuite. Dès la seconde phrase, elle ne
garde d'aigu que ce qu'il faut pour bien entrer dans les oreilles. Elle les
mord sans les blesser. La diction, bien qu'aisée, n'est pas coulante à
l'excès. M. Léon Say n'a pas cette parole savonnée qui glisse et ne
pénètre pas. Certes, la tribune n'est pas faite pour les orateurs pénibles;
ceux-là font partager à leurs auditeurs la fatigue qu'ils éprouvent; par
une sympathie involontaire, on souffre de leur souffrance. Mais un
orateur dont la parole est trop fluide et se répand d'un cours égal
n'inspire, dans une Assemblée, qu'un
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