rien pour vous; vous pouvez porter tous les costumes qu'il vous
plaira; ils vous conviendront tous, s'ils sont beaux. Vous êtes de tous les
temps et de tous les pays. Vous n'avez pas vieilli d'une heure en trois
siècles. Votre âme a l'âge de chacune de nos âmes. Nous vivons
ensemble, prince Hamlet, et vous êtes ce que nous sommes, un homme
au milieu du mal universel. On vous a chicané sur vos paroles et sur
vos actions. On a montré que vous n'étiez pas d'accord avec vous-même.
Comment saisir cet insaisissable personnage? a-t-on dit. Il pense tour à
tour comme un moine du moyen âge et comme un savant de la
Renaissance; il a la tête philosophique et pourtant pleine de diableries.
Il a horreur du mensonge et sa vie n'est qu'un long mensonge. Il est
irrésolu, c'est visible, et pourtant certains critiques l'ont jugé plein de
décision, sans qu'on puisse leur donner tout à fait tort. Enfin, on a
prétendu, mon prince, que vous étiez un magasin de pensées, un amas
de contradictions et non pas un être humain. Mais c'est là, au contraire,
le signe de votre profonde humanité. Vous êtes prompt et lent,
audacieux et timide, bienveillant et cruel, vous croyez et vous doutez,
vous êtes sage et par-dessus tout vous êtes fou. En un mot, vous vivez.
Qui de nous ne vous ressemble en quelque chose? Qui de nous pense
sans contradiction et agit sans incohérence? Qui de nous n'est fou? Qui
de nous ne vous dit avec un mélange de pitié, de sympathie,
d'admiration et d'horreur: «Bonne nuit, aimable prince!»
SÉRÉNUS
Sérénus, par Jules Lemaître, in-18.
Le temps est proche où Ponce-Pilate sera en grande estime pour avoir
prononcé une parole qui pendant dix-huit siècles pesa lourdement sur
sa mémoire. Jésus lui ayant dit: «Je suis venu dans le monde pour
rendre témoignage à la vérité; quiconque est de la vérité écoute ma
voix», Pilate lui répondit: «Qu'est-ce que la vérité?»
Aujourd'hui, les plus intelligents d'entre nous ne disent pas autre chose:
«Qu'est-ce que la vérité?» M. Jules Lemaître vient de publier un petit
conte philosophique, Sérénus, qui ne fut qu'un jeu pour son esprit facile
et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans l'histoire de la
pensée du XIXe siècle, comme Candide ou Zadig marque aujourd'hui
dans celle du XVIIIe.
Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lemaître répète,
sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux
fonctionnaire romain: «Qu'est-ce que la vérité?» Il admire les croyants
et il ne croit pas. On peut dire qu'avec lui la critique est décidément
sortie de l'âge théologique. Il conçoit que sur toutes choses il y a
beaucoup de vérités, sans qu'une seule de ces vérités soit la vérité. Il a,
plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du
relatif et l'inquiétude avec l'amour de l'éternelle illusion qui nous
enveloppe. Un vieux poète grec a dit: «Nous sommes agités au hasard
par des mensonges;» de cette idée, M. Jules Lemaître a tiré mille et
mille idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles
détachées.
C'est la philosophie d'un honnête homme. Vous entendez bien ce mot.
Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est
doux et sûr, une intelligence qui ne connaît point la peur, une âme
souriante et pleine d'indulgence. M. Jules Lemaître est tout cela. En
ajoutant qu'il a l'ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu'un peu
vif, j'aurai fait l'esquisse de son portrait. En dépit de sa belle culture
classique, il ne tient pas trop au passé. Nous l'avons bien vu un jour que
nous eûmes l'idée de le mener voir, aux beaux-arts, l'Hermès de
Praxitèle et les frontons du Parthénon. Nous étions trois mortels devant
les vrais dieux et les vraies déesses, et je fus le seul tout à fait
respectueux. Il arriva ce jour-là, comme d'habitude, que l'esprit ne fut
pas du côté du respect. Je ne sais pas si M. Jules Lemaître admire
beaucoup son temps, mais il l'aime. Paris, tel qu'il est, lui plaît
beaucoup. Il y est heureux, malgré «l'ennui commun à toute créature
bien née». Le mot n'est pas de moi; il est de Marguerite d'Angoulême,
la soeur de François Ier.
Mais pourquoi, dites-vous, s'il aime tant Paris, nous conduit-il à Rome,
chez Sérénus? Je vous répondrai qu'il a choisi, pour aller à Rome, le
temps où l'on avait à Rome bien des idées et bien des sentiments que
l'on a aujourd'hui à Paris. Le mal de Sérénus fut l'impossibilité de croire.
Sa soeur était chrétienne; elle était belle; elle avait la douceur
impérieuse des saintes; elle le conduisit dans la petite église, où il
éprouva des sentiments étranges et contradictoires, quelque chose de ce
que sentirait un galant homme introduit
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