à fait celle de M. Émile de Laveleye. Je crois qu'elle
était plus haute encore et plus intelligente. Je crois qu'elle était inspirée
par un vif sentiment de la destinée. Ce n'est pas seulement le Danemark,
c'est le monde entier qui vous paraissait sombre. Vous n'espériez plus
en rien, pas même, comme M. de Laveleye, dans des principes de droit
public. Que ceux qui en doutent encore se rappellent la belle et amère
prière qui sortit de vos lèvres déjà glacées par la mort: «Ô mon bon
Horatio! si tu m'as jamais tenu pour cher à ton coeur, reste éloigné
quelque temps encore de la suprême félicité et consens à respirer dans
la souffrance au sein de ce dur monde, pour raconter mon histoire.» Ce
furent vos dernières paroles. Celui à qui elles s'adressaient n'avait pas,
comme vous, une famille empoisonnée de crimes; il n'était pas comme
vous un fatal assassin. C'était un esprit libre, sage et fidèle; c'était un
homme heureux, s'il en est. Mais vous saviez, prince Hamlet, vous
saviez qu'il n'en fut jamais. Vous saviez que tout est mal dans l'univers.
Il faut dire le mot, vous étiez un pessimiste. Sans doute votre destinée
vous poussait au désespoir: elle fut tragique. Mais votre nature était
conforme à votre destinée. C'est là ce qui vous rend si admirable: vous
étiez fait pour goûter le malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre
goût. Vous fûtes bien servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal
qui vous abreuve! Quelle finesse de palais! Oh! vous êtes un
connaisseur, un gourmet en douleurs.
Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu'il n'était
guère optimiste lui-même, alors qu'il vous créa. De 1601 à 1608, il
anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense,
d'ombres désolées ou furieuses. C'est alors qu'il montra Desdémone
périssant par Iago, et le sang d'un vieux roi paternel tachant les petites
mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son préféré, et
Timon d'Athènes.
Oui, Timon! C'est à croire, décidément, que Shakespeare était
pessimiste, comme vous. Qu'en dira son confrère, l'auteur du second
Gerfaut, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort,
m'a-t-on dit, les pauvres pessimistes? Oh! il leur fait passer
quotidiennement un mauvais quart d'heure. Je les plains; il se trouve
partout des heureux qui les raillent sans pitié. À leur place, je ne saurais
où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour eux
Job et Shakespeare. Cela redresse un peu la balance. Voilà M. Paul
Bourget sauvé pour cette fois. Et c'est par vous, prince Hamlet.
J'ai sous les yeux, tandis que j'écris, une vieille gravure allemande qui
vous représente, mais où j'ai peine à vous reconnaître. Elle vous
représente tel que vous étiez au théâtre de Berlin vers 1780. Vous ne
portiez point alors ce deuil solennel dont parle votre mère, ce pourpoint,
ces hauts-de-chausses, ce manteau, cette toque dont Delacroix vous a si
noblement vêtu quand il fixa votre type dans des dessins maladroits,
mais sublimes, et que M. Mounet-Sully porte avec une grâce si virile et
tant de poétiques attitudes. Non! vous paraissiez devant les Berlinois du
XVIIIe siècle dans un costume qui nous semblerait aujourd'hui bien
étrange. Vous étiez vêtu--ma gravure en fait foi--à la dernière mode de
France. Vous étiez coiffé en ailes de pigeon et poudré à blanc; vous
portiez collerette brodée, culottes de satin, bas de soie, souliers à
boucles et petit manteau de cour, enfin tout l'habit de deuil des
courtisans de Versailles. J'oubliais le chapeau Henri IV, le vrai chapeau
de la noblesse aux États généraux. Ainsi accoutré et l'épée de cour au
côté, vous vous tenez aux pieds d'Ophélie, qui est, ma foi, fort gentille
dans sa robe à paniers, avec sa haute coiffure à la Marie-Antoinette,
que surmonte un grand panache de plumes d'autruche. Tous les autres
personnages sont habillés à l'avenant. Ils assistent, avec vous, à la
tragédie de Gonzago et Baptista. Votre beau fauteuil Louis XV est vide
et laisse voir toutes les fleurs de sa tapisserie. Déjà vous rampez à terre;
vous épiez sur le visage du roi l'aveu muet du crime que vous avez
mission de venger. Le roi aussi porte un beau chapeau à la Henri IV,
comme Louis XVI. Vous croyez sans doute que je vais sourire et me
moquer, et triompher vivement du progrès de nos décors et de nos
costumes. Vous vous trompez. Assurément, si vous n'êtes plus habillé à
la mode de ma vieille estampe, si vous ne ressemblez plus au comte de
Provence en deuil du Dauphin et si votre Ophélie n'est plus attifée
comme Mesdames, je ne le regrette pas le moins du monde. Loin de là,
je vous aime beaucoup mieux tel que vous êtes maintenant. Mais l'habit
n'est
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.