La vie errante | Page 3

Guy de Maupassant
Cannes �� trois heures du matin, nous avons pu recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent vers la mer pendant la nuit. Puis un l��ger souffle du large est venu, poussant le yacht couvert de toile vers la c?te italienne.
C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil dor�� qui le contourne comme une mince cordeli��re sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'ao?t qui jette des flammes sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argent��e d��ploy��es dans le firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles l��gers qu'arrondit l'haleine du vent, et, la grande misaine est molle, sous la fl��che aigu? qui dresse, �� dix-huit m��tres au dessus du pont, sa pointe ��clatante par le ciel. Tout �� l'arri��re, la derni��re voile, l'artimon, semble dormir.
Et tout la monde bient?t sommeille sur le pont. C'est un apr��s-midi d'��t��, sur la M��diterran��e. La derni��re brise est tomb��e. Le soleil f��roce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuatre, sans mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant duvet de brume qui semble la sueur de l'eau.
Malgr�� les tentes que j'ai fait ��tablir pour me mettre �� l'abri, la chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un divan.
Il fait toujours frais dans l'int��rieur. Le bateau est profond, construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros temps. On peut vivre, un peu �� l'��troit, ��quipage et passagers, �� six ou sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit convives autour de la table du salon.
L'int��rieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, ��clair�� par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.
Comme c'est bizarre ce changement, apr��s la clameur de Paris! Je n'entends plus rien, mais rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le matelot qui s'assoupit �� la barre, toussote et crache. La petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul l'immense repos des ��l��ments me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimit��es o�� les murmures des mondes, ��touff��s �� quelques m��tres de leurs surfaces, demeurent imperceptibles dans le silence universel!
Il semble que quelque chose de ce calme ��ternel de l'espace descend et se r��pand sur la mer immobile, par ce jour ��touffant d'��t��. C'est quelque chose d'accablant, d'irr��sistible, d'endormeur, d'an��antissant, comme le contact du vide infini. Toute la volont�� d��faille, toute pens��e s'arr��te, le sommeil s'empare du corps et de l'ame.
Le soir venait quand je me r��veillai. Quelques souffles de brise cr��pusculaire, tr��s inesp��r��s d'ailleurs, nous pouss��rent encore jusqu'au soleil couch��.
Nous ��tions assez pr��s des c?tes, en face d'une ville, San-Remo, sans espoir de l'atteindre. D'autres villages ou petites cit��s, s'��talant au pied de la haute montagne grise, ressemblaient �� des tas de linge blanc mis �� s��cher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des Alpes, effa?aient les vall��es en rampant vers les sommets dont les cr��tes dessinaient une immense ligne dentel��e dans un ciel rose et lilas.
Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s'allum��rent au ras de l'eau tout le long de la grande c?te.
Une bonne odeur de cuisine, sortit de l'int��rieur du yacht, se m��lant agr��ablement �� la bonne et fra?che odeur de l'air marin.
Lorsque j'eus d?n��, je m'��tendis sur le pont. Ce jour tranquille de flottement avait nettoy�� mon esprit comme un coup d'��ponge sur une vitre ternie; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pens��e, des souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus, observ��s ou aim��s.
��tre seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me sentais surexcit��, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respir�� de l'��ther ou aim�� une femme.
Une petite fra?cheur nocturne mouillait la peau d'un imperceptible bain de brume sal��e. Le frisson savoureux de ce ti��de refroidissement de l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons, b��atifiait le corps et l'esprit en leur immobilit��.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui re?oivent leurs sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles?
C'est une facult�� rare et redoutable, peut-��tre, que cette excitabilit�� nerveuse et maladive de l'��piderme et de tous les organes qui fait une ��motion des moindres impressions physiques et qui, suivant les temp��ratures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour, impose des souffrances, des tristesses et des joies.
Ne pas pouvoir entrer dans une salle
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