La vie errante | Page 9

Guy de Maupassant
aimés.
À qui la faute? Au sculpteur qui n'a vu dans la physionomie de ses
modèles que la vulgarité du bourgeois moderne, qui ne sait plus y
trouver ce reflet supérieur d'humanité entrevu si bien par les peintres
flamands quand ils exprimaient en maîtres artistes les types les plus
populaires et les plus laids de leur race.--Au bourgeois peut-être que la
basse civilisation démocratique a roulé comme le galet des mers en
rongeant, en effaçant son caractère distinctif et qui a perdu dans ce
frottement les derniers signes d'originalité dont jadis chaque classe
sociale semblait dotée par la nature.
Les Génois paraissent très fiers de ce musée surprenant qui désoriente
le jugement.
* * * * *
Depuis le port de Gênes jusqu'à la pointe de Porto-Fino, c'est un
chapelet de villes, un égrènement de maisons sur les plages, entre le
bleu de la mer et le vert de la montagne. La brise du sud-est nous force
à louvoyer. Elle est faible, mais à souffles brusques qui inclinent le
yacht, le lancent tout à coup en avant, ainsi qu'un cheval s'emporte,
avec deux bourrelets d'écume qui bouillonnent à la proue comme une
bave de bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se calme, reprend sa
petite route tranquille qui, suivant les bordées, tantôt l'éloigne, tantôt le
rapproche de la côte italienne. Vers deux heures, le patron qui
consultait l'horizon avec les jumelles, pour reconnaître à la voilure
portée et aux amures prises par les bâtiments en vue, la force et la
direction des courants d'air, en ces parages où chaque golfe donne un
vent tempétueux ou léger, où les changements de temps sont rapides
comme une attaque de nerfs de femme, me dit brusquement:
«Monsieur, faut amener le flèche; les deux bricks-goëlettes qui sont
devant nous viennent de serrer leurs voiles hautes. Ça souffle dur
là-bas.»
L'ordre fut donné; et la longue toile gonflée descendit du sommet du

mât, glissa, pendante et flasque, palpitante encore comme un oiseau
qu'on tue, le long de la misaine qui commençait à pressentir la rafale
annoncée et proche.
Il n'y avait point de vagues. Quelques petits flots seulement
moutonnaient de place en place; mais soudain, au loin, devant nous, je
vis l'eau toute blanche, blanche comme si on étendait un drap
par-dessus. Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette ligne
cotonneuse ne fut plus qu'à quelques centaines de mètres de nous, toute
la voilure du yacht reçut brusquement une grande secousse du vent qui
semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux, en lui
plumant le flanc comme une main plumerait le ventre d'un cygne. Et
tout ce duvet arraché de l'eau, cet épiderme d'écume voltigeait,
s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invisible et sifflante de la
bourrasque. Nous aussi, couchés sur le côté, le bordage noyé dans le
flot clapoteux qui montait sur le pont, les haubans tendus, la mâture
craquant, nous partîmes d'une course affolée, gagnés par un vertige, par
une furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse unique,
inimaginablement exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses
muscles tendus depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de fer qui
conduit à travers les rafales cette bête emportée et inerte, docile et sans
vie, faite de toile et de bois.
Cette fureur de l'air ne dura guère que trois quarts d'heure; et tout à
coup, lorsque la Méditerranée eut repris sa belle teinte bleue, il me
sembla, tant l'atmosphère devint douce subitement, que l'humeur du
ciel s'apaisait. C'était une colère tombée, la fin d'une matinée revêche;
et le rire joyeux du soleil se répandit largement dans l'espace.
Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'extrémité, au pied de la côte
escarpée, dans une trouée apparue sans accès, une église et trois
maisons. Qui demeure là, bon Dieu? que peuvent faire ces gens?
Comment communiquent-ils avec les autres vivants sinon par un des
deux petits canots tirés sur leur plage étroite.
Voici la pointe doublée. La côte continue jusqu'à Porto-Venere, à
l'entrée du golfe de la Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est
incomparablement séduisante.

Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit
Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.
Le yacht ayant viré de bord glissait à deux encablures des rochers, et
voilà qu'au bout de ce cap, que nous finissions à peine de contourner,
on découvre soudain une gorge où entre la mer, une gorge cachée,
presque introuvable, pleine d'arbres, de sapins, d'oliviers, de
châtaigniers. Un tout petit village, Porto-Fino, se développe en
demi-lune autour de ce calme bassin.
Nous traversons lentement le passage étroit qui relie à la grande mer ce
ravissant port naturel, et nous pénétrons dans ce cirque de maisons
couronné par un bois d'un vert puissant et frais, reflétés l'un et l'autre
dans le miroir d'eau
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 58
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.