premiers
mamelons des Alpes, qui s'élèvent par derrière, courbées et s'allongeant
en une muraille géante. Sur le môle une tour très haute et carrée, le
phare appelé «la Lanterne», a l'air d'une chandelle démesurée.
On pénètre dans l'avant-port, énorme bassin admirablement abrité où
circulent, cherchant pratique, une flotte de remorqueurs, puis, après
avoir contourné la jetée Est, c'est le port lui-même, plein d'un peuple de
navires, de ces jolis navires du Midi et de l'Orient, aux nuances
charmantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints, voilés et matés
avec une fantaisie imprévue, porteurs de madones bleues et dorées, de
saints debout sur la proue et d'animaux bizarres, qui sont aussi des
protecteurs sacrés.
Toute cette flotte à bonnes vierges et à talismans est alignée le long des
quais, tournant vers le centre des bassins leurs nez inégaux et pointus.
Puis apparaissent, classés par compagnies, de puissants vapeurs en fer,
étroits et hauts, avec des formes colossales et fines. Il y a encore au
milieu de ces pèlerins de la mer des navires tout blancs, de grands
trois-mâts ou des bricks, vêtus comme les Arabes d'une robe éclatante
sur qui glisse le soleil.
Si rien n'est plus joli que l'entrée de ce port, rien n'est plus sale que
l'entrée de cette ville. Le boulevard du quai est un marais d'ordures, et
les rues étroites, originales, enfermées comme des corridors entre deux
lignes tortueuses de maisons démesurément hautes soulèvent
incessamment le coeur par leurs pestilentielles émanations.
On éprouve à Gênes ce qu'on éprouve à Florence et encore plus à
Venise, l'impression d'une très aristocrate cité tombée au pouvoir d'une
populace.
Ici surgit la pensée des rudes seigneurs qui se battaient ou trafiquaient
sur la mer, puis, avec l'argent de leurs conquêtes, de leurs captures ou
de leur commerce, se faisaient construire les étonnants palais de marbre
dont les rues principales sont encore bordées.
Quand on pénètre dans ces demeures magnifiques, odieusement
peinturlurées par les descendants de ces grands citoyens de la plus fière
des républiques, et qu'on en compare le style, les cours, les jardins, les
portiques, les galeries intérieures, toute la décorative et superbe
ordonnance, avec l'opulente barbarie des plus beaux hôtels du Paris
moderne, avec ces palais de millionnaires qui ne savent toucher qu'à
l'argent, qui sont impuissants à concevoir, à désirer une belle chose
nouvelle et à la faire naître avec leur or, on comprend alors que la vraie
distinction de l'intelligence, que les sens de la beauté rare des moindres
formes, de la perfection des proportions et des lignes, ont disparu de
notre société démocratisée, mélange de riches financiers sans goût et de
parvenus sans traditions.
C'est même une observation curieuse à faire, celle de la banalité de
l'hôtel moderne. Entrez dans les vieux palais de Gênes, vous y verrez
une succession de cours d'honneur à galeries et à colonnades et
d'escaliers de marbre incroyablement beaux, tous différemment
dessinés et conçus par de vrais artistes, pour des hommes au regard
instruit et difficile.
Entrez dans les anciens châteaux de France, vous y trouverez les
mêmes efforts vers l'incessante rénovation du style et de l'ornement.
Entrez ensuite dans les plus riches demeures du Paris actuel, vous y
admirerez de curieux objets anciens soigneusement catalogués,
étiquetés, exposés sous verre suivant leur valeur connue, cotée,
affirmée par des experts, mais pas une fois vous ne resterez surpris par
l'originale et neuve invention des différentes parties de la demeure
elle-même.
L'architecte est chargé de construire une belle maison de plusieurs
millions, et touche cinq ou dix pour cent sur les dépenses, selon la
quantité de travail artiste qu'il doit introduire dans son plan.
Le tapissier, à des conditions différentes, est chargé de la décorer.
Comme ces industriels n'ignorent pas l'incompétence native de leurs
clients et ne se hasarderaient point à leur proposer de l'inconnu, ils se
contentent de recommencer à peu près ce qu'ils ont déjà fait pour
d'autres.
Quand on a visité dans Gênes ces antiques et nobles demeures, admiré
quelques tableaux et surtout trois merveilles de ce chef-d'oeuvrier qu'on
nomme Van Dyck, il ne reste plus à voir que le Campo-Santo,
cimetière moderne, musée de sculpture funèbre le plus bizarre, le plus
surprenant, le plus macabre et le plus comique peut-être, qui soit au
monde. Tout le long d'un immense quadrilatère de galeries, cloître
géant ouvert sur un préau que les tombes des pauvres couvrent d'une
neige de plaques blanches, on défile devant une succession de
bourgeois de marbre qui pleurent leurs morts.
Quel mystère! L'exécution de ces personnages atteste un métier
remarquable, un vrai talent d'ouvriers d'art. La nature des robes, des
vestes, des pantalons, y apparaît par des procédés de facture stupéfiants.
J'y vis une toilette de moire, indiquée en cassures nettes de l'étoffe
d'une incroyable vraisemblance; et rien n'est plus irrésistiblement
grotesque, monstrueusement ordinaire, indignement commun, que ces
gens qui pleurent des parents
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