et les attributs de tout l'inexploré qui nous entoure, combien
plus varié serait le domaine de notre savoir et de nos émotions.
C'est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaye d'entrer, en
tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée.
Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron
vagabond, à la recherche de la mort, inconsolable du malheur d'être un
grand poète, Musset, Jules de Goncourt et tant d'autres, n'ont-ils pas été
brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle qui
emprisonne l'intelligence humaine?
Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste.
C'est l'oreille qui engendre le musicien, l'oeil qui fait naître le peintre.
Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier la vision,
en général, domine. Elle domine tellement qu'il devient facile de
reconnaître, à la lecture de toute oeuvre travaillée et sincère, les qualités
et les propriétés physiques du regard de l'auteur. Le grossissement du
détail, son importance ou sa minutie, son empiétement sur le plan et sa
nature spéciale indiquent d'une façon certaine tous les degrés et les
différences des myopies. La coordination de l'ensemble, la proportion
des lignes et des perspectives préférées à l'observation menue, l'oubli
même des petits renseignements qui sont souvent les caractéristiques
d'une personne ou d'un milieu, en dénoncent-ils pas aussitôt le regard
étendu, mais lâche, d'un presbyte?
III
LA CÔTE ITALIENNE
Tout le ciel est voilé de nuages. Le jour naissant descend grisaille, à
travers ces brumes remontées dans la nuit, et qui étendent leur muraille
sombre plus épaisse par places, presque blanche en d'autres, entre
l'aurore et nous.
On craint vaguement, avec un serrement de coeur que, jusqu'au soir,
elles n'endeuillent l'espace, et on lève sans cesse les yeux vers elles
avec une angoisse d'impatience, une sorte de muette prière.
Mais on devine, aux traînées claires qui séparent leurs masses plus
opaques, que l'astre au-dessus d'elles illumine le ciel bleu et leur
neigeuse surface. On espère. On attend.
Peu à peu elles pâlissent, s'amincissent, semblent fondre. On sent que le
soleil les brûle, les ronge, les écrase de toutes ses ardeurs, et que
l'immense plafond de nuées, trop faible, cède, plie, se fend et craque
sous une énorme pesée de lumière.
Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur y brille. Une brèche est
faite, un rayon glisse, oblique et long, et tombe en s'élargissant. On
dirait que le feu prend à ce trou du ciel. C'est une bouche qui s'ouvre,
grandit, s'embrase, avec des lèvres incendiées, et crache sur les flots
une cascade de clarté dorée.
Alors, en mille endroits en même temps, la voûte des ombres se brise,
s'effondre, laisse par mille plaies passer des flèches brillantes qui se
répandent en pluie sur l'eau, en semant par l'horizon la radieuse gaieté
du soleil.
L'air est rafraîchi par la nuit; un frisson de vent, rien qu'un frisson,
caresse la mer, fait à peine frémir, en la chatouillant, sa peau bleue et
moirée. Devant nous, sur un cône rocheux, large et haut qui semble
sortir des flots et s'appuie contre la côte, grimpe une ville pointue,
peinte en rose par les hommes, comme l'horizon par l'aurore victorieuse.
Quelques maisons bleues y font des taches charmantes. On dirait le
séjour choisi par une princesse des Mille et une nuits.
C'est Port-Maurice.
Quand on l'a vue ainsi, il n'y faut point aborder.
J'y suis descendu pourtant.
Dedans, une ruine. Les maisons semblent émiettées le long des rues.
Tout un côté de la cité, écroulé vers la rive, peut-être à la suite du
tremblement de terre, étage, du haut en bas du rocher qui les porte, des
murs écrêtés et fendus, des moitiés de vieilles demeures plâtreuses,
ouvertes au vent du large. Et la peinture si jolie de loin, quand elle
s'harmonisait avec le jour naissant, n'est plus sur ces débris, sur ces
taudis, qu'un affreux badigeonnage déteint, terni par le soleil et lavé par
les pluies.
Et le long des ruelles, couloirs tortueux pleins de pierres et de poussière,
une odeur flotte, innommable, mais explicable par le pied des murs, si
puissante, si tenace, si pénétrantes, que je retourne à bord du yacht, les
yeux salis et le coeur soulevé.
Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. On dirait, en mettant
le pied sur cette terre italienne, un drapeau de misère.
En face, de l'autre côté du même golfe, Oneglia, très sale aussi, très
puante, bien que d'aspect moins sinistrement pauvre et plus vivant.
Sous la porte cochère du collège royal, ouverte à deux battants en ces
jours de vacances, une vieille femme rapièce un matelas sordide.
* * * * *
Nous entrons dans le port de Savone.
Un groupe d'immenses cheminées d'usines et de fonderies,
qu'alimentent chaque jour quatre ou cinq grands vapeurs anglais
chargés de charbon, projettent dans le
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