La vie errante | Page 5

Guy de Maupassant
les couleurs et les sons se répondent.
Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent
en nous et se confondent quelquefois «dans une ténébreuse et profonde
unité», ainsi que le dit le poète, par des répercussions d'un organe sur

l'autre.
Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médicalement. On a écrit, cette
année même, un grand nombre d'articles en le désignant par ces mots:
l'Audition colorée.
Il a été prouvé que, chez les natures très nerveuses et très surexcitées,
quand un sens reçoit un choc qui l'émeut trop fortement, l'ébranlement
de cette impression se communique, comme une onde, aux sens voisins
qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez certains êtres,
éveille des visions de couleurs. C'est donc une sorte de contagion de
sensibilité, transformée suivant la fonction normale de chaque appareil
cérébral atteint.
Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d'Arthur Rimbaud, qui
raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par
l'école symboliste.
À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour
vos naissances latentes, À, noir corset velu des mouches éclatantes Qui
bourdonnent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des
glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles; I, pourpre, sang craché,
rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés
d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts
studieux
O, suprême clairon, plein de strideurs étranges Silences traversés des
mondes et des anges --O l'Oméga, rayon violet de ses yeux.
A-t-il tort, a-t-il raison? Pour le casseur de pierres des routes, même
pour beaucoup de nos grands hommes, ce poète est un fou ou un
fumiste. Pour d'autres, il a découvert et exprimé une absolue vérité,
bien que ces explorateurs d'insaisissables perceptions doivent toujours
différer un peu d'opinion sur les nuances et les images que peuvent

évoquer en nous les vibrations mystérieuses des voyelles ou d'un
orchestre.
S'il est reconnu par la science--du jour--que les notes de musique
agissant sur certains organismes font apparaître des colorations, si sol
peut être rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mêmes sons ne
provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des senteurs
dans l'odorat? Pourquoi les délicats un peu hystériques ne
goûteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs sens en même temps,
et pourquoi aussi les symbolistes ne révéleraient-ils point des
sensibilités délicieuses aux êtres de leur race, poètes incurables et
privilégiés? C'est là une simple question de pathologie artistique bien
plus que de véritable esthétique.
Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces écrivains intéressants,
névropathes par entraînement, soient arrivés à une telle excitabilité que
chaque impression reçue produise en eux une sorte de concert de toutes
les facultés perceptrices?
Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre poésie de sons qui, tout
en ayant l'air inintelligible, essayé de chanter en effet la gamme entière
des sensations et de noter par les voisinages des mots, bien plus que par
leur accord rationnel et leur signification connue, d'intraduisibles sens,
qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux?
Car les artistes sont à bout de ressources, à court d'inédit, d'inconnu,
d'émotion, d'images, de tout. On a cueilli depuis l'antiquité toutes les
fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur impuissance, ils sentent
confusément qu'il pourrait y avoir peut-être pour l'homme un
élargissement de l'âme et de la sensation. Mais l'intelligence a cinq
barrières entr'ouvertes et cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce
sont ces cinq barrières que les hommes épris d'art nouveau secouent
aujourd'hui de toute leur force.
L'Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, ne peut rien savoir, rien
comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques
pourvoyeurs, les seuls intermédiaires entre l'Universelle Nature et Elle.
Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et ils ne

peuvent eux-mêmes les recueillir que suivant leurs qualités, leur
sensibilité, leur force et leur finesse.
La valeur de la pensée dépend donc évidemment d'une façon directe de
la valeur des organes, et son étendue est limitée parleur nombre.
M. Taine d'ailleurs a magistralement traité et développé cette idée.
Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous révèlent, en
les interprétant, quelques propriétés de la matière environnante qui peut,
qui doit receler un nombre illimité d'autres phénomènes que nous
sommes incapables de percevoir.
Supposons que l'homme ait été créé sans oreilles; il vivrait tout de
même à peu près de la même façon, mais pour, lui l'Univers serait muet;
Il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la musique; qui sont des
vibrations transformées.
Mais s'il avait reçu en don d'autres organes, puissants et délicats, doués
aussi de cette propriété de métamorphoser en perceptions nerveuses les
actions
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