La tombe de fer | Page 8

Hendrik Conscience
l'art
se tourne vers l'expression des pensées, des sentiments et des plus
nobles aspirations de l'homme. Non, non, ne privez pas l'école
flamande de si parfaits modèles.
Le vieillard avait courbé la tête et murmurait en se parlant à lui-même:

--Livrer en pâture à la foule mes souvenirs, tous les battements de mon
coeur? Permettre à la malveillance de soulever le voile de ma vie, et
appeler la raillerie sur tout ce qui est sacré pour moi?...
En ce moment, la vieille servante ouvrit la porte et annonça que le dîner
était servi.
--Venez, monsieur, me dit le sculpteur, visiblement satisfait de cette
interruption. La table de l'ermite ne vous offrira pas de mets recherchés;
mais il y en aura assez pour restaurer les forces d'un homme qui,
comme vous, aime la vie de campagne.
Nous nous mîmes à table, nous mangeâmes assez rapidement deux ou
trois bons plats, auxquels je fis honneur, d'autant plus que la présence
de la servante m'empêchait de parler de ce qui occupait mon esprit.
Après le repas, le vieillard me conduisit dans une serre assez spacieuse.
Je sus ainsi d'où venaient les fleurs exotiques et rares qui croissaient sur
la tombe de fer.
Après avoir traversé cette, serre, nous entrâmes dans un jardin délicieux,
émaillé de mille fleurs charmantes; ce qui me fit dire en riant que bien
des gens voudraient être ermites dans un pareil ermitage.
Mais le vieillard, sans répondre à ma, plaisanterie, me conduisit sous un
berceau de clématite et de chèvre feuille, s'assit sur un banc, me montra
une place à côté de lui et dit:
--Vous logerez chez moi.... Pas d'excuses; mon histoire est plus longue
que vous ne croyez. Si vous voulez la connaître tout entière, il faut
vous soumettre à cette nécessité. Ce n'est pas une gêne pour moi; la
servante a déjà reçu l'ordre de préparer votre chambre. Vous n'en
dormirez pas plus mal qu'à l'Aigle, où vous aviez l'intention de passer la
nuit. C'est donc convenu; vous serez l'hôte de l'ermite. Armez-vous de
patience, et pardonnez à un vieillard, qui ne vit que par ses souvenirs,
s'il vous raconte parfois des particularités ou des sensations puériles qui
n'ont d'importance que pour lui seul. En un mot, souffrez que mon récit
me fasse revivre encore une fois dans le passé. Après cette prière, je

commence mon histoire sans autre préambule.

II
À un quart de lieue d'ici, près d'un clair ruisseau, s'élève une toute
petite ferme nommée la _Maison d'eau_ et entourée de bois et de
prairies.
Elle était habitée, il y a cinquante ans, par maître Wolvenaer, un
sabotier connu des boutiquiers de la ville pour les jolies chaussures de
bois qu'il savait tailler. Son état, lui procurait, à la sueur de son front,
assez de bénéfices pour subvenir aux besoins d'une nombreuse famille;
car il n'avait pas moins de six enfants, encore tous en bas âge.
Comme il tenait en fermage un petit lopin de terre, et que sa femme
vaquait le plus souvent aux travaux des champs, il y avait dans la
maison, du sabotier une sorte de bien-être ou du moins d'aisance.
Assurément le laborieux artisan eût été tout à fait heureux si une cause
incessante de tristesse n'avait assombri son horizon. Parmi ses six
enfants, il y en avait un,--un garçon de onze ans,--qui se faisait
remarquer par une beauté extraordinaire. Il avait des cheveux noirs
bouclés, des yeux bruns étincelants, et des traits d'une remarquable
pureté.... Mais le pauvre enfant ne savait point parler. Dans les premiers
mois de sa naissance, il était tombé de son berceau la tête en avant. Il
avait eu des convulsions affreuses, et lutté longtemps contre la mort.
On crut que dans cet accident la langue avait été frappée de paralysie;
car, quoiqu'il ne pût articuler aucun son distinct, il entendait cependant
fort bien.
Le sabotier était mon père; l'enfant muet n'était autre que moi qui vous
parle en ce moment.
Mon père m'aimait et me plaignait de tout son coeur. Souvent, quand je
me tenais en silence à côté de son établi, il interrompait tout à coup son
travail et fixait sur moi un regard profond plein de tristesse et de pitié.
Alors je l'embrassais avec reconnaissance, et je tâchais de le consoler

par gestes de mon malheureux sort. Mais, au lieu d'adoucir son chagrin,
le plus souvent mes caresses ne réussissaient qu'à le faire pleurer. En
effet, je faisais des efforts surhumains pour parler; mais il n'entendait
sortir de ma gorge que des cris rauques et perçants, des sons inarticulés
et sauvages qui lui déchiraient l'âme. D'ailleurs, comme tous les muets,
j'étais d'une sensibilité extrême, et mes moindres gestes, mes moindres
mouvements pour exprimer ce que je pensais ou ce que j'éprouvais,
étaient violents et exagérés comme ceux d'un insensé.
Mes parents se demandaient si
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