La tombe de fer | Page 5

Hendrik Conscience
croyant, plus aimant, et je me
réjouis au fond du coeur en découvrant que des cordes si tendres et si
pures, qu'on croirait propres aux seuls enfants, vibrent et résonnent
encore dans mon âme. Je bégayai quelques excuses et m'efforçai de
faire avouer au vieillard qu'il louait mes ouvrages plus qu'ils ne le
méritaient, probablement par un sentiment de bienveillance ou de
sympathie. Mais il repoussa cette excuse et reprit en forme de
conclusion:
--C'est vrai, chaque homme sent d'une manière qui lui est propre, qui
peut être innée en lui, mais qui provient cependant des sensations de sa
jeunesse et des événements qui ont dominé sa vie. Je ne puis donc pas
prétendre que chacun doit nécessairement sentir comme moi. Quoi qu'il
en soit, n'eussé-je trouvé dans vos ouvrages que la religion du souvenir
et la loi dans un avenir meilleur, cela aurait suffi pour me les faire
aimer. Il y a, en outre, des raisons que je ne puis vous dire.
Nous nous trouvions en ce moment près de deux ou trois paysans qui
venaient à notre rencontre sur la route. Nous gardâmes le silence
jusqu'à ce qu'ils nous eussent croisés. Alors le vieillard me demanda:
--Vous ne ferez que traverser Bodeghem, pour aller ce soir loger à
Benkelhout? Ce n'est donc pas un dessein particulier qui vous amène
dans notre petit village?
--Si fait. J'avais l'intention de prendre, en passant, quelques
renseignements sur une chose qui m'a été racontée; mais, puisque vous
êtes si bon et si serviable, pourquoi ne vous demanderais-je pas ce que
je désire savoir? Il y a dans le cimetière de Bodeghem une tombe de fer,
n'est-ce pas?
--Il y a, en effet, une tombe que les villageois naïfs appellent la tombe
de fer, parce qu'elle est entourée d'un grillage; mais cette tombe n'offre
rien de remarquable.
La voix du vieillard me parut avoir tout à fait changé de ton; elle était

retenue et sèche comme s'il avait voulu éloigner ou abréger la
conversation.
--Il pousse toujours des fleurs nouvelles sur cette tombe? demandai-je.
--Il y pousse toujours des fleurs, répéta-t-il.
--Il y a un banc de bois près de la tombe, et ce banc est usé, parce qu'un
esprit, la dame blanche, vient s'y asseoir toutes les nuits depuis des
années?
--Un conte d'enfant, dit le vieillard avec un sourire sur les lèvres.
--Je sais bien, monsieur, que ce ne peut être qu'un conte; mais, du
moins, il y a quelqu'un qui soigne les fleurs sur la tombe; car c'est sans
doute aussi une fable que ces fleurs sortant d'elles-mêmes de terre?
Comme mon compagnon ne répondait pas immédiatement à ma
question, je lui dis:
--Il y a quelques jours, une paysanne de ces environs vint me demander
conseil pour obtenir la grâce de son fils, qui avait été condamné à une
forte amende pour un délit de chasse. Je la fis causer.--C'est ainsi que
j'ai surpris toutes les particularités de la vie simple des paysans.--Elle
m'a parlé de la tombe de fer, des fleurs qui se renouvellent toujours, de
la dame blanche, et d'un ermite qui reste à prier des journées entières
près de la tombe. Soyez assez bon pour me dire ce qu'il y a de vrai dans
le récit de la paysanne.
--La chose est toute simple, répondit mon compagnon. L'homme que
l'on appelle l'ermite, parce qu'il vit solitaire, soigne et orne la tombe
d'une personne qui lui fut plus chère que la lumière de ses yeux. En
vivant ainsi, depuis la séparation fatale, près d'un tombeau, et en
concentrant toute son affection sur ce tombeau, il triomphe de la mort
même; car qui peut dire que l'épouse que la tombe croyait lui ravir l'ait
quitté réellement, quand il la voit à chaque instant, quand elle renaît
cent fois par jour dans sa pensée?

Je regardai le vieillard avec étonnement: ses yeux brillaient d'un éclat
étrange et soc visage rayonnait d'enthousiasme.
Il remarqua l'impression que ses paroles avaient faite sur moi et
surmonta son émotion. Il montra du doigt le chemin et me dit d'un ton
plus calme:
--Voilà notre petite église. Si nous avions suivi la traverse, nous
pourrions déjà apercevoir de loin la tombe de fer.
Je ne fis presque pas attention à ce qu'il me montrait, et je demandai
d'un air rêveur:
--Une épouse, dites-vous, monsieur? C'est donc une femme mariée qui
repose sous la tombe de fer?
--Une vierge pure comme les lis avant de se faner, murmura-t-il.
--Mais mariée?
--Vierge et épouse, en effet.
Je ne savais que penser du ton solennel avec lequel le vieillard avait
prononcé ces derniers mots. Je commençais à être en proie à une
singulière émotion. Je m'imaginais que la tombe de fer devait cacher
une histoire touchante, et ma curiosité était piquée au plus haut point.
Assurément, le vieillard devina
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