La tombe de fer | Page 4

Hendrik Conscience
Bodeghem depuis longtemps déjà?
--Depuis au moins quarante ans.
--Peut-être votre nom ne m'est-il pas inconnu.
Le vieillard secoua la tête, et répondit après une pause:
--Vous êtes encore trop jeune, monsieur, pour connaître mon nom. Ce
n'est pas que, dans le monde des arts, on n'ait fait quelque bruit autour
de ce nom; mais cela ne dura pas longtemps; plus de trente ans se sont
écoulés depuis.
--N'avez-vous jamais exposé quelqu'une de vos oeuvres? demandai-je.
--Une seule fois. C'était en 1824. Il y avait un grand mouvement dans le

domaine des arts, parce que la paix donnait l'essor à toutes les forces
vives de la nation. Malheureusement, chacun était assujetti à ces règles
étroites que la prétendue école de David avait tracées comme des
conditions de la beauté; on voulait imiter en tout l'antiquité grecque,
mais on ne lui avait emprunté que l'apparence et les formes matérielles,
et, faute d'une âme qui pût animer les créations de la nouvelle école, on
avait eu recours aux poses théâtrales et aux gestes exagérés. Toute
figure, peinte ou sculptée, qui n'était pas roide, solennelle et sans âme,
ne pouvait trouver grâce aux yeux d'un public dont le goût était perverti.
C'est dans ces circonstances que j'exposai ma première oeuvre.
--C'était une statue couchée, en marbre: une jeune fille, étendue sur son
lit de mort, tenant encore le crucifix dans des mains jointes, comme la
mort l'avait surprise. J'avais éclairé les traits sans vie de ma statue d'un
joyeux sourire, d'une expression de confiance, d'espoir et de béatitude.
Mon but était de fixer sur le marbre le moment suprême où l'âme quitte
le corps et le force cependant encore à manifester la joie que lui fait
éprouver la certitude d'une vie meilleure. Cette oeuvre, que j'avais
nommée _le Pressentiment de l'éternité_, souleva une sorte d'émeute
parmi les artistes. La plupart se déchaînèrent contre moi avec une
espèce de fureur et critiquèrent ma statue comme le fruit d'un esprit
malade, et comme une hérésie contre les préceptes alors en honneur. En
effet, les formes de ma statue étaient maigres, délicates, fines et
rêveuses: la forme matérielle était sacrifiée à l'expression morale d'une
idée ou d'un sentiment. Il y eut aussi beaucoup de personnes qui
parurent admirer mon oeuvre, et qui m'encouragèrent en me disant que
j'étais prédestiné à faire une révolution dans l'école, et à élever l'art
chrétien au-dessus de l'art païen; mais plus je trouvai de défenseurs,
plus je vis s'élever contre moi d'ennemis acharnés. Si la lutte s'était
bornée à la discussion des défauts et des mérites de ma statue, je n'y
eusse point succombé; mais mes adversaires, aveuglés par la passion,
se mirent à chercher dans mon passé des prétextes pour me livrer à la
risée du public. Ils firent, sans le vouloir, saigner mon coeur par de
profondes blessures, et profanèrent des souvenirs qui m'étaient plus
chers que la vie. Depuis ce moment, j'ai eu peur de la publicité, et je
n'ai plus jamais rien exposé.

Il y avait dans les paroles du vieillard, un calme touchant et une
émouvante sérénité. En ce moment, sa figure me parut si noble et si
majestueuse, que j'en fus profondément ému, et ce ne fut qu'après un
moment de réflexion que je lui demandai:
--Et ne travaillez-vous plus du tout, maintenant?
--Je travaille encore de temps en temps, dit-il. Il me serait impossible
de m'en abstenir, lors même que je le voudrais. L'art est devenu pour
mon coeur un besoin impérieux, parce qu'il est la baguette magique
avec laquelle j'évoque les plus douces pensées de mon passé, et me
transporte dans le printemps de ma vie.
Le chemin était devenu très-sablonneux, et nous avancions à
grand'peine. Cela interrompit notre conversation pendant quelques
minutes. Lorsque je pus reprendre ma place à côté du vieillard, je lui
demandai:
--Si je ne me trompe, vous avez lu quelques-uns de mes ouvrages. Vous
aimez donc la littérature?
--Je ne lis pas beaucoup, répondit-il; cependant Je possède la plupart de
vos oeuvres.
--Et ont-elles su vous plaire?
--Vos récits de la Campine, et vos esquisses morales surtout; oui, plus
que vous ne sauriez vous l'imaginer. Il en est que j'ai relus plus de dix
fois. Ce ne sont pas les histoires mêmes qui me font encore plaisir après
plusieurs lectures; c'est le ton, une sorte d'harmonie secrète qui
s'accorde avec mon humeur et qui me ravit.
Je regardai le vieillard d'un oeil interrogateur pour obtenir de plus
amples explications.
--Dans les récits dont je veux parler, dit-il, règnent une sorte de
simplicité naïve, de douce sensibilité et d'inébranlable espérance: un
sentiment sincère d'admiration de la nature, de reconnaissance envers

Dieu, et d'amour de l'humanité. Ces lectures m'ont souvent touché
vivement, mais elles ne me fatiguent pas; et quand j'ai fini un de ces
ouvrage, je me sens consolé, je suis plus
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