Ils se trompent.
Appelant:
De ce cote! viens! viens!
L'echo repete: Viens! viens!
Il laisse tomber ses bras, stupefait.
Quelle honte! Ah! pauvre Antoine!
Et tout de suite, il entend chuchoter: "Pauvre Antoine!"
Quelqu'un? repondez!
Le vent qui passe dans les intervalles des roches fait des modulations; et dans leurs sonorites confuses, il distingue DES VOIX comme si l'air parlait. Elles sont basses, et insinuantes, sifflantes.
LA PREMIERE
Veux-tu des femmes?
LA SECONDE
De grands tas d'argent, plutot!
LA TROISIEME
Une epee qui reluit?
et LES AUTRES
--Le Peuple entier t'admire!
--Endors-toi!
--Tu les egorgeras, va, tu les egorgeras!
En meme temps, les objets se transforment. Au bord de la falaise, le vieux palmier, avec sa touffe de feuilles jaunes, devient le torse d'une femme penchee sur l'abime, et dont les grands cheveux se balancant.
ANTOINE
se tourne vers sa cabane; et l'escabeau soutenant le gros livre, avec ses pages chargees de lettres noires, lui semble un arbuste tout couvert d'hirondelles.
C'est la torche, sans doute, qui faisant un jeu de lumiere ... Eteignons-la!
Il l'eteint, l'obscurite est profonde.
Et, tout a coup, passent au milieu de l'air, d'abord une flaque d'eau, ensuite une prostituee, le coin d'un temple, une figure de soldat, un char avec deux chevaux blancs, qui se cabrent.
Ces images arrivent brusquement, par secousses, se detachant sur la nuit comme des peintures d'ecarlate sur de l'ebene.
Leur mouvement s'accelere. Elles defilent d'une facon vertigineuse. D'autres fois, elles s'arretent et palissent par degres, se fondent; ou bien, elles s'envolent, et immediatement d'autres arrivent.
Antoine ferme ses paupieres.
Elles se multiplient, l'entourent, l'assiegent. Une epouvante indicible l'envahit; et il ne sent plus rien qu'une contraction brulante a l'epigastre. Malgre le vacarme de sa tete, il percoit un silence enorme qui le separe du monde. Il tache de parler; impossible! C'est comme si le lien general de son etre se dissolvait; et, ne resistant plus, Antoine tombe sur la natte.
II.
Alors une grande ombre, plus subtile qu'une ombre naturelle, et que d'autres ombres festonnent le long de ses bords, se marque sur la terre.
C'est le Diable, accoude contre le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes,--comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait ses petits,--les Sept Peches Capitaux, dont les tetes grimacantes se laissent entrevoir confusement.
Antoine, les yeux toujours fermes, jouit de son inaction; et il etale ses membres sur la natte.
Elle lui semble douce, de plus en plus,--si bien qu'elle se rembourre, elle se hausse, elle devient un lit, le lit une chaloupe; de l'eau clapote contre ses flancs.
A droite et a gauche, s'elevent deux langues de terre noire, que dominent des champs cultives, avec un sycomore, de place en place. Un bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin. Ce sont des gens qui s'en vont a Canope dormir sur le temple de Serapis pour avoir des songes. Antoine sait cela;--et il glisse, pousse par le vent, entre les deux berges du canal. Les feuilles des papyrus et les fleurs rouges des nymphaeas, plus grandes qu'un homme, se penchent sur lui. Il est etendu au fond de la barque; un aviron, a l'arriere, traine dans l'eau. De temps en temps un souffle tiede arrive, et les roseaux minces s'entre-choquent. Le murmure des petites vagues diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu'il est un solitaire d'Egypte.
Alors il se releve en sursaut.
Ai-je reve?... c'etait si net que j'en doute. La langue me brule! J'ai soif!
Il entre dans sa cabane, et tate au hasard, partout.
Le sol est humide!... Est-ce qu'il a plu? Tiens! des morceaux! ma cruche brisee!... mais l'outre?
Il la trouve.
Vide! completement vide!
Pour descendre jusqu'au fleuve, il me faudrait trois heures au moins, et la nuit est si profonde que je n'y verrais pas a me conduire. Mes entrailles se tordent. Ou est le pain?
Apres avoir cherche longtemps, il ramasse une croute moins grosse qu'un oeuf.
Comment? Les chacals l'auront pris? Ah, malediction!
Et, de fureur, il jette le pain par terre.
A peine ce geste est-il fait qu'une table est la, couverte de toutes les choses bonnes a manger.
La nappe de byssus, striee comme les bandelettes des sphinx, produit d'elle-meme des ondulations lumineuses. Il y a dessus d'enormes quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupedes avec leurs poils, des fruits d'une coloration presque humaine; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores, les pattes sous le ventre, les yeux a demi clos;--et l'idee de pouvoir manger cette bete formidable le rejouit extremement. Puis, ce sont des choses qu'il n'a jamais vues, des hachis noirs, des gelees couleur d'or, des ragouts ou flottent des champignons comme des nenuphars sur des etangs, des mousses si legeres qu'elles ressemblent a des nuages.
Et l'arome de tout cela lui apports l'odeur salee de l'Ocean, la fraicheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu'il peut; il
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