droit sur la haute mer.
La tempête fut affreuse, on le considéra comme perdu. Cependant le
matin, quand la tourmente fut apaisée, nous le trouvâmes
tranquillement assis devant sa porte, tenant dans ses bras une ravissante
petite fille de quelques mois à peine: il l'embrassait et la regardait
dormir avec un sourire de père. Nous restâmes stupéfaits; mais à toutes
nos demandes il refusa de répondre, disant seulement que c'était sa fille,
sa Giovanna chérie; et même, quelques-uns ayant mis de l'insistance à
l'interroger, il leur conseilla, pour en savoir davantage, de s'adresser
aux Sirènes, et du doigt il montrait moqueusement les trois rochers.
«C'était une impiété, un sacrilège: il en fut puni. Un matin, son corps
fut retrouvé sur la grève, tout déchiqueté par les roches et le crâne brisé;
il était mort, et des pêcheurs virent des fragments de sa barque sur les
Sirènes: elles s'étaient vengées. Dans la cabane dormait la petite fille,
qui ne parut pas comprendre la perte qu'elle venait de faire. Elle pleura
d'abord beaucoup, puis les jours succédèrent aux jours, séchant les
larmes sur ses joues roses. Sauvage et craintive, Giovanna ne put
jamais se familiariser avec nos enfants; elle passait des journées
entières accroupie en face de la mer, surtout à l'endroit où son père
avait habité autrefois, et il fallait l'arracher à ces engourdissements, à
cette espèce d'extase pour la faire manger. Elle grandit, et sa beauté tout
à fait extraordinaire attira l'attention des jeunes gens de l'île; mais son
sourire, son charme, étaient mortels. Malheur à ceux qui s'y laissent
prendre, on ne peut lui résister: elle fascine, c'est une sirène, comme ses
soeurs de la pleine mer, et le vieux Giovanni Massa a peut-être dit vrai!
--Tu plaisantes, Pagano, dit Paul, qui écoutait de l'air le plus sérieux et
le plus attentif le récit du guide, tandis que Julien conservait son air
railleur et sa mine incrédule.
--Rien n'est plus sérieux, signor Francese, et quelques-uns ont osé
aimer la Sirène.
--Eh bien?
--Ils sont morts.
--Bah! Ta Giovanna aurait donc la _jettatura_? dit Julien en riant.
--Non, non; elle n'est pas jettatore, reprit vivement le pêcheur; elle
charme par sa voix, par ses manières, et entraîne peu à peu dans la mer
l'imprudent qui l'a écoutée et suivie.»
Derrière eux, la femme de Pagano, épouvantée d'une semblable
conversation et du sujet terrible choisi par son mari, s'était mise en
prières devant une petite madone incrustée dans la muraille et éclairée
par une veilleuse.
«La pauvre fille, ajouta Julien, est sans doute bien innocente de pareils
malheurs, et vous lui imposez une lourde parenté en l'unissant à ces
trois vilains rochers.
--Vous riez, _signor_: je ne vous conseillerais pas, fussé-je votre mortel
ennemi, d'aller lui rendre visite ou même de la rencontrer sur la plage
par un jour de tempête!
--Un jour de tempête? interrogea Paul que le récit semblait intéresser
vivement.
--_Ma! povero signor_! Gardez-vous-en bien, per la Madonna!
--Pourquoi?
_Perchè_?» Et le pêcheur avant de répondre fit un grand double signe
de croix, ce qui rassura un peu sa femme. «Parce que, lorsque la mer est
en fureur et que les vagues sautent en hurlant dans les roches, les trois
Sirènes reprennent leurs corps humains; les rochers immobiles se
changent en femmes, bondissent et glissent sur les flots, s'avançant
jusqu'au rivage. Là, elles se reposent, causent, jouent et chantent avec
leur soeur Giovanna. Alors, malheur au téméraire qui les écoute,
malheur à celui qui les voit, il est perdu: elles l'attirent peu à peu par
leurs chants, par leur voix à laquelle on ne peut résister; puis l'une
d'elles s'avance vers le malheureux, son enivrant sourire sur les lèvres,
les yeux humides des plus ravissantes promesses. S'il cède, c'est fini:
elles l'emmènent, le grisent de leurs caresses et l'emportent au fond de
la mer dans leurs terribles enlacements. Peut-être le lendemain le flot
roulera-t-il sur les galets un corps tout meurtri de leurs baisers mortels,
pour qu'une sépulture chrétienne puisse être donnée à cette dépouille
inerte!
--C'est épouvantable! s'exclama comiquement le jeune peintre. Sais-tu,
Pagano, que ta description m'a fait froid dans le dos? Et cependant elle
m'a donné une envie extraordinaire de m'assurer du fait par moi-même.
--Comment! vous soupçonnez cette enfant? ajouta Paul avec
indignation.
--Tout le monde l'accuse à Capri.
--Pauvre fille! personne ne prend-il sa défense?
--Oh! signor, personne n'oserait la toucher, ni même l'insulter: son seul
charme fait sa meilleure défense.
--Allons, Paul, es-tu de mon avis? Veux-tu voir aussi les Sirènes?
--Quand ce ne serait que pour réhabiliter Giovanna, je le ferai
certainement.
--Poëte! poëte! je crois que la Sirène a trouvé un vaillant chevalier.
--Mon cher, cela ne te révolte-t-il pas?
--Y pouvons-nous quelque chose?
--Si vous vous croyez assez forts pour résister à l'enchantement des
Sirènes, reprit le pêcheur, je vous conduirai, un
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