La sirène | Page 2

Gustave Toudouze
d'une
paille. Quand il avait fini de suivre des yeux la bouffée odorante qui
tourbillonnait autour de sa tête, il fixait son attention sur le quai inondé
d'une éblouissante nappe de soleil, et alternait avec philosophie cette
contemplation monotone.--Jetant tout à coup son cigare, il se redressa;
la cloche cessa de tinter et la dernière vibration mourut peu à peu dans
la mer.
Deux jeunes gens, sortis de l'une des maisons situées sur le quai, se
dirigeaient vers le golfe, suivis du facchino porteur de leurs sacs de
voyage. A peine eurent-ils mis le pied sur la Speranza que le bâtiment
changea d'allure: les trépidations, après avoir atteint leur paroxysme,
cessèrent subitement; le panache de fumée roula sur lui-même, plus
noir, plus acre, plus épais, s'abattant de façon à masquer aux voyageurs
une partie du quai. Puis, les roues battant les eaux du golfe, le vapeur
décrivit un quart de cercle, chassant devant lui la troupe de nageurs
dont il était enveloppé, et s'élança, traçant un sillon écumeux dans la
mer étendue entre le Pausilippe et le cap Campanella. Quelques nageurs,
les plus vigoureux, le suivirent un instant par bravade; leur groupe

s'éclaircit de minute en minute; tous abandonnèrent la poursuite: la
Speranza marchait droit sur Capri.
Imprégnée de senteurs fortifiantes, la brise marine tempérait la chaleur
naissante du jour, agitant même par moments la toile étendue au-dessus
des voyageurs pour les protéger contre l'action trop directe de ce ciel de
feu. Le bateau semblait creuser une mer de lapis-lazuli, et filait, laissant
derrière lui, comme une traînée d'argent, les seules vagues qui
parvinssent à rider la surface du golfe.
Debout à l'avant, plongés dans une admiration extatique, les deux
jeunes gens arrivés en dernier lieu ne disaient mot, regardant avec
avidité, avec religion, le magique spectacle qui se déroulait tout autour
d'eux à mesure qu'ils avançaient en mer.
Derrière, ils laissaient Naples et ses étages de maisons pittoresquement
groupées, que dominent majestueusement le fort Saint-Elme, le couvent
San-Martino, les jardins verdoyants de Capodimonte. A gauche, la mer
baignait les maisons peintes en rouge de Portici et le pied du Vésuve
avec Herculanum, Resina, autant d'harmonieuses taches de couleur
mariées au bleu de la vague. On apercevait Torre del Greco, si souvent
ravagée par le passage des laves; Torre dell'Annunziata, dont les toits
curieux et les terrasses, où sèchent le maïs et le blé, ont un aspect
égyptien. Comme un défi de la civilisation, une bravade du progrès, le
chemin de fer serpente au bord de la mer, se frayant un passage entre
des couches de lave superposées, et sa ligne, moitié blanche, moitié
noire, faisait une ceinture à la montagne. En haut, imperceptible fumée,
une vapeur dessinait les contours du terrible cratère: le géant
sommeillait, toujours prêt au plus effrayant des réveils. A droite se
creusait le golfe dans sa merveilleuse beauté, montrant tour à tour, avec
une espèce de coquetterie, ses rochers, ses villas, Mergellina, la longue
plage de sable fouillée par les pécheurs, les cabanes de bois, les barques
sur le flanc, les ruines pittoresques du palais de la reine Jeanne; puis,
cette route splendide qui de Naples gagne le Pausilippe et le tourne
pour rejoindre Pouzzoles, Baïes, Misène: les figuiers aux larges feuilles,
les cactus, les pins, en ombragent une partie, laissant voir la blancheur
d'un mur, l'étincellement d'un toit, à travers la verdure sombre des

arbres; enfin le Pausilippe, qui semble vouloir saisir et presser le flot
entre ses rochers anguleux et l'île de Nisida.
Penchés en dehors du bordage, nos deux voyageurs se montraient ces
merveilles, les mains étendues comme pour les toucher et convaincre
leurs yeux de la réalité du spectacle; parfois, las d'admirer en silence,
ils causaient. Leurs paroles étaient graves, basses et émues par la
vénération ressentie: un certain écrasement de cette beauté pesait sur
eux, les laissant quelquefois interdits, pâles de bonheur et d'enivrement;
puis l'enthousiasme les secouait de sa magnifique frénésie, et des
exclamations irrésistibles, ardentes de jeunesse, partaient de leurs
lèvres, de leurs coeurs, pour ainsi dire. Isolés des autres passagers, se
tenant par la main pour mieux se communiquer leurs impressions, Paul
Maresmes et Julien Danoux restaient perdus dans cette contemplation:
aucun bruit, aucune voix n'eût pu les arracher à leur extase; il leur
semblait être dans un monde étranger, quelque pays de leur création où
l'humanité ne les suivait pas. Peintre et poëte sentaient de la même
façon, et cette admiration, sorte de magnétisme émané du milieu où ils
se trouvaient, transfigurait leurs visages, y imprimant comme un reflet
de ces mille beautés, toutes concourant à ce but sublime, le beau
absolu.
Quelques vieux passagers les regardaient avec sympathie, envieux de
cette ardeur, et croyant sans doute revoir leur propre jeunesse, à
certains accents, à de belles et touchantes illusions, vainement
cherchées plus tard, quand les yeux voient
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