La princess de Clèves | Page 7

Madame de Lafayette
l'impossibilité dans ce qu'il désirait; il savait bien qu'il n'était point un parti qui conv?nt à mademoiselle de Chartres, par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang; et il savait bien aussi que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariat, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bient?t voir qu'il ne se trompait pas; il condamna l'attachement qu'il témoignait pour mademoiselle de Chartres, avec une chaleur extraordinaire; mais il ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avait une haine pour le vidame, qui était secrète alors, et qui éclata depuis. Il e?t plut?t consenti à voir son frère entrer dans tout autre alliance que dans celle de ce vidame; et il déclara si publiquement combien il en était éloigné, que madame de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien à craindre, et qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidame prit la même conduite, et sentit, encore plus que madame de Chartres, celle du cardinal de Lorraine, parce qu'il en savait mieux la cause.
Le prince de Clèves n'avait pas donné des marques moins publiques de sa passion, qu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin. Il crut néanmoins qu'il n'avait qu'à parler à son fils, pour le faire changer de conduite; mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d'épouser mademoiselle de Chartres. Il blama ce dessein; il s'emporta et cacha si peu son emportement, que le sujet s'en répandit bient?t à la cour, et alla jusqu'à madame de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute que monsieur de Nevers ne regardat le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la m?t au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examiné, elle s'arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il était lors à marier, et c'était ce qu'il y avait de plus grand à la cour. Comme madame de Chartres avait beaucoup d'esprit, qu'elle était aidée du vidame qui était dans une grande considération, et qu'en effet sa fille était un parti considérable, elle agit avec tant d'adresse et tant de succès, que monsieur de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il semblait qu'il ne s'y pouvait trouver de difficultés.
Le vidame, qui savait l'attachement de monsieur d'Anville pour la reine dauphine, crut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir que cette princesse avait sur lui, pour l'engager à servir mademoiselle de Chartres auprès du roi et auprès du prince de Montpensier, dont il était ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une affaire où il s'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimait beaucoup; elle le témoigna au vidame, et l'assura que, quoiqu'elle s?t bien qu'elle ferait une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son oncle, elle passerait avec joie par-dessus cette considération, parce qu'elle avait sujet de se plaindre de lui, et qu'il prenait tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres.
Les personnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sit?t que le vidame eut quitté madame la dauphine, elle ordonna à Chatelart, qui était favori de monsieur d'Anville, et qui savait la passion qu'il avait pour elle, de lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine. Chatelart re?ut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhomme était d'une bonne maison de Dauphiné; mais son mérite et son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il était re?u et bien traité de tout ce qu'il y avait de grands seigneurs à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l'avait particulièrement attaché à monsieur d'Anville. Il était bien fait de sa personne, adroit à toutes sortes d'exercices; il chantait agréablement, il faisait des vers, et avait un esprit galant et passionné qui plut si fort à monsieur d'Anville, qu'il le fit confident de l'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidence l'approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu'il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ?ta la raison, et qui lui co?ta enfin la vie.
Monsieur d'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine; il se trouva heureux que madame la dauphine l'e?t choisi pour travailler à une chose qu'elle désirait, et il lui promit d'obéir exactement à ses ordres;
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