ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir lui-même à
pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.
Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse
douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant
encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort
plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un
pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le choc
irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.
Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le jetant
sur la face à cinq mètres de là.
Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé
lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.
Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes, surpris, l'interrogèrent,
ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, en balbutiant, qu'il
avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une seconde de retour à
l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de passer sous l'arbre,
comme les gamins passent en courant devant les voitures au trot, qu'il
avait joué au danger, que, depuis huit jours, il sentait cette envie
grandir en lui, en se demandant, chaque fois qu'un arbre craquait pour
tomber, si on pourrait passer dessous sans être touché. C'était une bêtise,
il l'avouait; mais tout le monde a de ces minutes d'insanité et de ces
tentations d'une stupidité puérile.
Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il s'en
alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»
Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que sa
lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son front
entre ses mains, il se mit à pleurer.
Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda sa
pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le temps avant le
dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint alors s'asseoir devant sa
table; il fit sortir le tiroir du milieu, prit dedans un revolver et le posa
sur ses papiers, en pleine clarté. L'acier de l'arme luisait, jetait des
reflets pareils à des flammes.
Renardet le contempla quelque temps avec l'oeil trouble d'un homme
ivre; puis il se leva et se mit à marcher.
Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps
s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de son cabinet
de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et se mouilla le
front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il se remit à marcher.
Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme brillante attirait son
regard, sollicitait sa main; mais il guettait la pendule et pensait: «J'ai
encore le temps.»
La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la bouche
toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon dedans
comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.
Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose
pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me
tuer!»
On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le
dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.»
Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se
regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui
semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus
rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne
veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs pipes
dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa chambre.
Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses
armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma
ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur
lui-même, parcourut de l'oeil tout l'appartement avec une angoisse
d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait la voir,
comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il avait violée,
puis étranglée.
Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans ses
oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à battre
ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait alors à
haleter, à étouffer, et il
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