La petite roque | Page 8

Guy de Maupassant
déroulait à travers
l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en
poussant des clameurs violentes et sinistres.
Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches
emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules
d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement
et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de
leur vol.
Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à peu
leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes
noires au noir de l'espace.
Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les
ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la

flamme.
Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait
abattre sa futaie.
Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le
plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.
D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.
Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs bras,
puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de pointe
d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, y reste
enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche pour
frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se soutiendra de
nouveau en recommençant avec la première.
Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui l'attache à
l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier. Il grimpe
toujours doucement comme une bête parasite attaquant un géant, il
monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant et
l'éperonnant pour aller le décapiter.
Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de son flanc
la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec méthode,
entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la branche craque,
fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans sa chute les arbres
voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un grand bruit de bois brisé, et
toutes ses menues branchettes palpitent longtemps.
Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur tour,
liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres restés encore
debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux gigantesques
amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.
Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet du fût
droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il redescendait
ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que les bûcherons

alors attaquaient par la base en frappant à grands coups qui
retentissaient dans tout le reste de la futaie.
Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, et
l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit sourd
et la secousse d'un coup de canon lointain.
Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une
armée perd ses soldats.
Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir, contemplant,
immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa futaie. Quand
un arbre était tombé, il posait le pied dessus, ainsi que sur un cadavre.
Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte d'impatience secrète
et calme, comme s'il eût attendu, espéré, quelque chose à la fin de ce
massacre.
Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée.
On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.
Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent
arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre énorme,
mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on ébranchât et
abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.
Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de condamné,
quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.
L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu, était
rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte de
saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et ils
poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur effort.
Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing,
pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile,
la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et

nerveuse.
Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand
il tombera, ça pourrait vous blesser.»
Il
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