La nouvelle Carthage | Page 8

Georges Eekhoud
caisse et le chargement sur les camions, -- Laurent ne tarda pas à attribuer une influence occulte, fatidique et perverse au milieu même, à cet appareil, à cet outillage où se trouvaient appliqués tous les perfectionnements de la mécanique et les récentes inventions de la chimie.
Il descendait dans les chambres de chauffe, louvoyait dans les salles des machines, passait des cuves où l'on épure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, aux presses où, dépouillée de substances viles, comprimée en des peaux de bêtes, elle se solidifie à nouveau.
Au nombre des ateliers où se trituraient les graisses, le plus mal famé était celui des acréolines, substance incolore et volatile dont les vapeurs corrosives s'attaquaient aux yeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les douze heures et prendre de temps en temps un congé pour neutraliser les effets du poison, à la longue l'odieuse essence déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.
C'était comme si la Nature, l'éternel sphynx furieux de s'être laissé ravir ses secrets, se vengeait sur ces infimes auxiliaires des défaites que lui infligeaient les savants.
Plus expéditive que les vapeurs corrodantes, mais aussi lache, aussi sournoise, la force dynamique cache son jeu et, ne parvenant pas toujours à se venger en bloc, par une explosion, des hommes qui l'ont asservie, guette et atteint, une à une, ses victimes. Le danger n'est pas à l'endroit où la machine en pleine activité gronde, mugit, trépigne, met en trépidation les épaisses cages de ma?onnerie, dans lesquelles sa masse d'acier, de cuivre et de fonte, plonge jusqu'à mi-corps, comme un géant emmuré vif. Ses rugissements tiennent en éveil la vigilance de ses gardiens. Et même prêt à se libérer de ses entraves, à éclater, à tout faire sauter autour de lui, le monstre est trahi par son flotteur d'alarme et la vapeur accumulée s'échappe inoffensive par les soupapes de s?reté. Mais, c'est loin du générateur, des volants et des bielles que la machine conspire contre ses servants. De simples rubans de cuir se détachent de la masse principale, comme les longs bras d'un poulpe, et, par des trous pratiqués dans les parois, actionnent les appareils tributaires. Ces bandes sans fin se bobinent et se débobinent avec une grace et une légèreté éloignant toute idée de sévices et d'agressions. Elles vont si vite qu'elles en semblent immobiles. Il y a même des moments qu'on ne les voit plus. Elles s'échappent, s'envolent, retournent à leurs point de départ, repartent sans se lasser, accomplissent des milliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peine plus de bruit qu'un battement d'ailes ou le ronron d'une chatte caline, et lorsqu'on s'en approche leur souffle vous effleure tiède et zéphyréen.
à la longue l'ouvrier qui les entretient et les surveille ne se défie pas plus de leurs atteintes que le dompteur ne suspecte l'apparente longanimité de ses félins. Aux intervalles de la besogne, elles le bercent, l'induisent en rêverie; ainsi, murmures de l'eau et nasillements de rouet. Mais chattes veloureuses sont panthères à l'aff?t. Toujours d'aguets, dissimulées elles profiteront de l'assoupissement, d'une simple détente, d'un furtif nonchaloir, d'un geste indolent du manoeuvre, du besoin qu'il éprouvera de s'adosser, de s'étirer en évaguant...
Elles profiteront même de son débraillé. Une chemise bouffante, une blouse lache, un faux pli leur suffira. Ma?tresses d'un bout de vêtement, les courroies de transmission, adhésives ventouses, les cha?nes sans fin, tentacules préhensiles, tirent sur l'étoffe et, avant qu'elle se déchire, l'aspirent, la ramènent à eux; et le pauvre diable à sa suite. Vainement il se débat. Le vertige l'entra?ne. Un hurlement de détresse s'est étranglé dans sa gorge. Les tortionnaires épuisent sur ce patient la série des supplices obsolètes. Il est étendu sur les roues, épiauté, scalpé, charcuté, dépecé, projeté membre à membre, à des mètres de là comme la pierre d'une fronde, ou exprimé comme un citron, entre les engrenages qui aspergent de sang, de cervelle et de moelles les équipes ameutées, mais impuissantes. Rarissime l'holocauste racheté au minotaure ivre de représailles! S'il en réchappe, c'est avec un membre de moins, un bras réduit en bouillie, une jambe fracturée en vingt endroits. Mort pour le travail, vivant dérisoire!
Courir sus à la tueuse? Arrêter le mouvement? L'homme est estropié ou expédié avant qu'on ait seulement eu le temps de s'apercevoir de l'inégal corps à corps.
Laurent assimila aux pires engins de torture et aux plus maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tant vantées de la physique et de la chimie industrielles; il ne vit plus que les revers de cette prospérité manufacturière dont Gina, de son c?té, n'apercevait que la face radieuse et brillante. Il devina les mensonges de ce mot Progrès constamment publié par les bourgeois; les impostures de cette société soi-disant fraternelle et égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace et plus dénaturé que les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 122
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.