La mer | Page 6

Jules Michelet
dure de marcher sur un sol croulant, roulant, de boulets, rend l'��troite plage impossible, fait de la moindre promenade une violente gymnastique. Il faut rester sur les sommets o�� les splendides villas, les beaux bois, les cultures magnifiques, les bl��s, les jardins, avancent jusqu'aux bords du grand mur, et regardent �� plaisir cette majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et de vaisseaux, qui s��pare les deux rivages et les deux grands empires du monde.
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La terre et la mer! quoi de plus! Toutes deux ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer pour elle-m��me, son ami, son amant, ira plut?t la chercher dans un lieu moins vari��. Pour entrer en relation suivie avec elle, les grandes plages sablonneuses (si le sable n'est trop mou) sont bien plus commodes. Elles permettent des promenades infinies. Elles laissent r��ver. Elles souffrent, entre l'homme et la mer, des ��panchements myst��rieux. Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres ar��nes o�� d'autres trouvent un grand ennui. Je ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens. Il est l�� le grand compagnon. Pour peu qu'il ne soit pas trop ��mu, de mauvaise humeur, je me hasarde �� lui parler, et il ne d��daigne pas de r��pondre. Que de choses nous nous sommes dites aux paisibles mois o�� la foule est absente sur les plages illimit��es de Scheveningen et d'Ostende, de Royan et de Saint-Georges! C'est l�� qu'en un long t��te-��-t��te, quelque intimit�� s'��tablit. On y prend comme un sens nouveau pour comprendre la grande langue.
On trouve triste l'Oc��an, lorsque des tours d'Amsterdam, le Zuiderz��e appara?t terreux et d'un flot de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on voit ses eaux surplombantes, toujours pr��tes �� franchir la digue. Moi, ce combat m'int��resse; cette terre m'attache, toute s��rieuse qu'elle peut ��tre; c'est l'effort, la cr��ation, l'invention de l'homme. Et la mer aussi me pla?t, par les tr��sors de vie f��conde que je lui sais dans son sein. C'est, une des plus peupl��es du monde. Vienne la nuit de la Saint-Jean, o�� s'ouvre la p��che, vous allez voir surgir des profondeurs l'ascension d'une autre mer, la mer des harengs. La plaine ind��finie des eaux ne sera pas assez grande pour ce d��luge vivant, une des r��v��lations les plus triomphantes de la f��condit�� sans bornes de la nature. Voil�� ce que je sens d'avance dans cette mer, et dans les tableaux o�� le g��nie en a marqu�� le caract��re profond. La sombre Estacade de Ruysda?l, plus qu'aucun tableau, m'a toujours attir�� au Louvre. Pourquoi? Dans les teintes roussatres de ces eaux ��lectris��es, je ne sens aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, la fermentation, le flot de la vie.
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Si l'on me demandait n��anmoins quelle c?te de l'Oc��an donne la plus haute impression, je dirais: celle de Bretagne, sp��cialement aux sauvages et sublimes promontoires de granit qui finissent l'ancien monde, �� cette pointe hardie qui d��fie les temp��tes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui sont les meilleures impressions de la mer. J'ai besoin d'expliquer ceci.
Il y a tristesse et tristesse,--celle des femmes, celle des forts,--celle des ames trop sensibles qui pleurent sur elles-m��mes, et celle des coeurs d��sint��ress��s, qui pour eux acceptent le sort et b��nissent toujours la nature, mais sentent les maux du monde, et puisent dans la tristesse m��me les forces pour agir ou cr��er.--Combien les n?tres ont besoin de retremper souvent leur ame dans cet ��tat qu'on peut nommer la m��lancolie h��ro?que!
Lorsqu'il y a pr��s de trente ans je visitais ce pays, je ne me rendais pas compte de l'attrait s��rieux qu'il avait pour moi. Au fond, c'est sa grande harmonie. Ailleurs, sans qu'on se l'explique, on sent une discordance entre le sol et l'habitant. La tr��s-belle race normande, dans les cantons o�� elle est pure, o�� elle a gard�� le rouge, le roux singulier de la Scandinavie, n'a nul rapport avec la terre qu'elle occupe par hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le sol g��ologique le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, de grande noblesse, d'une finesse de caillou. Autant la Normandie progresse, autant la Bretagne est en d��cadence. Imaginative et spirituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l'impossible, les causes perdues. Mais si elle perd en tant de choses, une lui reste, la plus rare, c'est le caract��re.
Si l'on veut sortir un peu de l'anglicisme insipide et de la vulgarit�� qui se pr��tend positive, enfin des sottes joies si tristes, qu'on aille s'asseoir sur ces rocs, �� la baie de Douarnenez, au promontoire de Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu'on se mette dans une barque aux basses ?les du Morbihan. La mer y apporte
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