La mer et les marins | Page 2

Édouard Corbière
la raison, nous a fait tressaillir cent fois en contemplant l'��tendue immense qui se d��veloppe devant nous pour la premi��re fois. Actuellement encore, le souvenir de ces heures trop rapides o�� nous restions plong��s dans une extase muette �� la vue de l'Oc��an, nous fait ��prouver une sensation d��licieuse; le plaisir de la grandeur, physiquement parlant, est un des premiers auxquels nous soyons sensibles, et c'est un de ceux que l'habitude, qui ��mousse tous les autres, nous rend le plus n��cessaires. Quel est l'homme, jet�� au milieu des mers, qui, ne voyant que soi dans la nature, ne con?oive une esp��ce de sentiment de fiert��, qui lui persuade, en quelque sorte, que tout est fait pour lui? Dans les pays habit��s, les monuments de l'homme nous avertissent �� chaque instant d'une puissance ��gale ou sup��rieure �� la n?tre; dans un d��sert, au contraire, la grandeur factice de l'homme dispara?t, celle de la nature se montre, et rien ne donne �� l'homme une plus haute id��e de lui-m��me que celui d'un espace dont il n'y a que lui pour spectateur. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans les institutions changeantes, la cause de la fiert�� naturelle des Arabes ou des Scythes: elle est tout enti��re dans le d��sert qu'ils habitent; ce d��sert, qu'un homme fameux appelait un oc��an de pied ferme, et dont les tribus nomades se disent aussi les rois.
Ce sont l�� les deux sensations dominantes du navigateur; son ame s'assimile avec cette nature imposante qui l'environne, et elle croit �� sa grandeur, comme elle croit �� celle des ��l��ments; accoutum��e �� lutter contre les flots, elle apprend �� se raidir contre les obstacles, et elle croit �� sa volont�� comme �� une puissance.
Notre ame a besoin de mouvement, elle a besoin, pour jouir, d'��prouver des ��motions qui lui fassent craindre pour ses jouissances, et quels mouvements plus imp��tueux que ceux que produit cette vie errante! quelles craintes plus vives que celles que donnent ces dangers toujours renaissants! Le marin est franc, parce qu'il vit, pour ainsi dire, hors des conventions sociales; il est insouciant sur l'avenir, parce qu'une vie sem��e de mille p��rils lui apprend �� ne s'appuyer que sur le pr��sent; il est prodigue, parce que la conviction qu'il a acquise de la fragilit�� de la vie, l'invite �� en jouir �� tout prix; exempt des pr��jug��s de sa nature, on dirait que c'est un v��ritable cosmopolite, parce que celui qui a beaucoup vu n'est jamais exclusif, et que ce qu'il oublie le plus promptement dans les solitudes immenses qui se d��ploient devant lui, ce sont les petites passions et les froids int��r��ts des hommes; il est brusque, parce que son rude m��tier l'exige en quelque sorte, mais il est souvent humain, parce que la brusquerie ne s'allie jamais avec l'hypocrisie.
Enfin, et ce qui para?t un probl��me insoluble, il court tous les dangers; cent fois il jure, qu'��chapp�� du naufrage, il n'ira plus s'exposer �� de nouveaux p��rils: il n'attend plus que l'instant de recommencer une carri��re qu'il a maudite si souvent. C'est encore l'��tude du coeur humain qui explique cette apparente contradiction; l'homme, comme on l'a remarqu�� avec raison, tient plus �� la vie par le sentiment de ses peines que par celui des plaisirs. Le plaisir rassasie et d��go?te aussit?t; la peine nous force �� courber le front, mais elle laisse au fond des coeurs l'esp��rance de moments plus heureux, et c'est toujours cette esp��rance-l�� qui nous porte en avant dans la vie. L'homme, engourdi dans le plaisir, se r��veille pour ainsi dire dans le malheur; les plus vives jouissances morales sont toujours celles qui ont ��t�� achet��es par quelques peines. Sa joie enfin effleure agr��ablement; mais le malheur nous blesse, et c'est des blessures du coeur qu'il sort un baume qui les gu��rit.
On peut ajouter �� cela que le besoin de se risquer est comme un noble instinct qui se r��fugie au fond de l'ame pour triompher de ses penchants bas et ��go?stes, qui, en rattachant l'homme �� la terre, le rapetissent toujours.
Apr��s tant de motifs d'aimer sa vie errante, comment s'��tonnerait-on que les dangers qui l'accompagnent soient capables d'en d��go?ter le marin? Rien ne peut d��prendre l'ame d'un mouvement qui fait sa vie. Le repos qu'on substitue aux passions violentes n'est point un repos v��ritable; c'est presque toujours un ennui profond. Aussi, le marin qui a quitt�� sa profession n'existe-t-il plus que par le regret; dans sa vieillesse, tourment�� du besoin de s'agiter encore, on dirait qu'il ne s'attache plus �� l'existence que par les souvenirs; le murmure ��tourdissant des vagues pla?t �� son oreille; combien de fois, durant de longs jours, il contemple, assis sur un rocher, la voile qui s'efface �� l'horizon, ou la mouette rapide qui rase de son blanc plumage l'��cume ��blouissante des vagues! Son imagination s'��lance avec le
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