en quelque sorte avec l'espace? Nous n'avons pas encore appliqué l'analyse aux
sensations que nous communique la nature muette; mais le coeur, qui n'attend pas pour
être ému l'assentiment de la raison, nous a fait tressaillir cent fois en contemplant
l'étendue immense qui se développe devant nous pour la première fois. Actuellement
encore, le souvenir de ces heures trop rapides où nous restions plongés dans une extase
muette à la vue de l'Océan, nous fait éprouver une sensation délicieuse; le plaisir de la
grandeur, physiquement parlant, est un des premiers auxquels nous soyons sensibles, et
c'est un de ceux que l'habitude, qui émousse tous les autres, nous rend le plus nécessaires.
Quel est l'homme, jeté au milieu des mers, qui, ne voyant que soi dans la nature, ne
conçoive une espèce de sentiment de fierté, qui lui persuade, en quelque sorte, que tout
est fait pour lui? Dans les pays habités, les monuments de l'homme nous avertissent à
chaque instant d'une puissance égale ou supérieure à la nôtre; dans un désert, au contraire,
la grandeur factice de l'homme disparaît, celle de la nature se montre, et rien ne donne à
l'homme une plus haute idée de lui-même que celui d'un espace dont il n'y a que lui pour
spectateur. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans les institutions changeantes, la cause
de la fierté naturelle des Arabes ou des Scythes: elle est tout entière dans le désert qu'ils
habitent; ce désert, qu'un homme fameux appelait un océan de pied ferme, et dont les
tribus nomades se disent aussi les rois.
Ce sont là les deux sensations dominantes du navigateur; son âme s'assimile avec cette
nature imposante qui l'environne, et elle croit à sa grandeur, comme elle croit à celle des
éléments; accoutumée à lutter contre les flots, elle apprend à se raidir contre les obstacles,
et elle croit à sa volonté comme à une puissance.
Notre âme a besoin de mouvement, elle a besoin, pour jouir, d'éprouver des émotions qui
lui fassent craindre pour ses jouissances, et quels mouvements plus impétueux que ceux
que produit cette vie errante! quelles craintes plus vives que celles que donnent ces
dangers toujours renaissants! Le marin est franc, parce qu'il vit, pour ainsi dire, hors des
conventions sociales; il est insouciant sur l'avenir, parce qu'une vie semée de mille périls
lui apprend à ne s'appuyer que sur le présent; il est prodigue, parce que la conviction qu'il
a acquise de la fragilité de la vie, l'invite à en jouir à tout prix; exempt des préjugés de sa
nature, on dirait que c'est un véritable cosmopolite, parce que celui qui a beaucoup vu
n'est jamais exclusif, et que ce qu'il oublie le plus promptement dans les solitudes
immenses qui se déploient devant lui, ce sont les petites passions et les froids intérêts des
hommes; il est brusque, parce que son rude métier l'exige en quelque sorte, mais il est
souvent humain, parce que la brusquerie ne s'allie jamais avec l'hypocrisie.
Enfin, et ce qui paraît un problème insoluble, il court tous les dangers; cent fois il jure,
qu'échappé du naufrage, il n'ira plus s'exposer à de nouveaux périls: il n'attend plus que
l'instant de recommencer une carrière qu'il a maudite si souvent. C'est encore l'étude du
coeur humain qui explique cette apparente contradiction; l'homme, comme on l'a
remarqué avec raison, tient plus à la vie par le sentiment de ses peines que par celui des
plaisirs. Le plaisir rassasie et dégoûte aussitôt; la peine nous force à courber le front, mais
elle laisse au fond des coeurs l'espérance de moments plus heureux, et c'est toujours cette
espérance-là qui nous porte en avant dans la vie. L'homme, engourdi dans le plaisir, se
réveille pour ainsi dire dans le malheur; les plus vives jouissances morales sont toujours
celles qui ont été achetées par quelques peines. Sa joie enfin effleure agréablement; mais
le malheur nous blesse, et c'est des blessures du coeur qu'il sort un baume qui les guérit.
On peut ajouter à cela que le besoin de se risquer est comme un noble instinct qui se
réfugie au fond de l'âme pour triompher de ses penchants bas et égoïstes, qui, en
rattachant l'homme à la terre, le rapetissent toujours.
Après tant de motifs d'aimer sa vie errante, comment s'étonnerait-on que les dangers qui
l'accompagnent soient capables d'en dégoûter le marin? Rien ne peut déprendre l'âme
d'un mouvement qui fait sa vie. Le repos qu'on substitue aux passions violentes n'est
point un repos véritable; c'est presque toujours un ennui profond. Aussi, le marin qui a
quitté sa profession n'existe-t-il plus que par le regret; dans sa vieillesse, tourmenté du
besoin de s'agiter encore, on dirait qu'il ne s'attache plus à l'existence que par les
souvenirs; le murmure étourdissant des vagues plaît à son oreille; combien de fois, durant
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