La main froide | Page 9

Fortuné Du Boisgobey
ses mensonges.
--Non, disait-il entre ses dents, je ne me corrigerai jamais... les yeux
d'une jolie fille m'empêcheront toujours d'y voir clair. En voilà une qui
s'en va m'attendre à la sortie du Luxembourg et qui me force à monter
en fiacre avec elle. Maria, l'apprentie accoucheuse, n'oserait pas en
faire autant. Je me laisse emmener et au lieu de profiter de l'occasion, je
la prends pour une femme du monde et j'écoute pieusement les
balivernes qu'elle me débite sur mon ami Jean... Ah! ce qu'il me
blaguerait, s'il me voyait lâché sur l'asphalte, pendant qu'elle se fait
conduire chez un amant qui l'attend du côté du rond-point! Elle m'a
joué là un bon tour, mais je la repincerai...
Tout en s'objurguant ainsi lui-même, Paul suivait des yeux la voiture.
Il en était descendu à la hauteur du Cirque d'Eté et il s'était avancé
jusqu'au coin de l'avenue Matignon. Il la vit s'arrêter un peu plus loin,
du côté de la rue Montaigne.
La dame en sortit, paya le cocher et s'engagea, sans se retourner, mais
sans trop se presser, dans l'avenue d'Antin.
--Parbleu! je saurai où elle va, grommela Paul Cormier.
Elle m'a fait jurer de ne pas l'interroger, mais elle ne m'a pas défendu de

la suivre. Si elle s'en aperçoit, je la rattraperai et nous aurons une petite
explication où je ne me gênerai pas pour lui dire son fait. Si elle ne me
voit pas, je ne la lâcherai qu'à la porte de la maison où elle entrera.
Et encore! non... je me sens très capable d'y entrer avec elle... il en
arrivera ce qu'il pourra.
Paul passait d'un excès à l'autre. Après avoir été trop timide, il devenait
trop hardi.
Il eut tôt fait de revoir la dame qui filait rapidement sur le large trottoir
de l'avenue d'Antin et comme il était passé maître dans l'art du suivre
les femmes, il sut maintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu'à
attirer son attention.
Il manoeuvra si bien qu'au moment où, après avoir tourné court, elle
franchit le seuil d'une porte cochère ouverte, il put la rejoindre sous la
voûte, sans qu'elle sentît qu'il était presque sur ses talons.
La maison avait l'air d'être un hôtel particulier et la blonde y avait ses
entrées,--soit qu'elle l'habitât, soit qu'elle y fût déjà venue souvent--car
elle poussa tout droit jusqu'à une tapisserie mobile qui barrait le
vestibule et qu'elle écarta avec sa main, cette main qu'elle avait refusée
à Paul en le congédiant.
Paul, qui serrait de près sa traîtresse, arriva juste au moment où
apparaissait un superbe valet de pied, placé là pour recevoir les
visiteurs et pour crier leurs noms.
Ce domestique ne connaissait pas Cormier, mais il connaissait la dame
et, comme ils entraient ensemble, il annonça sans hésiter:
--Monsieur le marquis et madame la marquise de Ganges!
Paul avait réussi au-delà de ce qu'il espérait. Il était entré dans la place,
avant que la dame se fût aperçue de sa présence. Il venait même
d'apprendre son véritable nom qu'elle tenait tant à lui cacher. Mais ces
succès inattendus le gênaient énormément.

Il avait deviné sans peine que le valet de pied l'avait pris pour le mari
de la femme qu'il avait l'air d'escorter. Il prévoyait donc que cette
annonce saugrenue allait faire sourire ceux qui l'avaient entendue et
mettre en colère la prétendue Jacqueline, marquise de Ganges.
Il aurait bien voulu battre en retraite, mais il n'était plus temps.
Paul était tombé au beau milieu d'une de ces réunions mondaines que
les Anglais appellent: five o'clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait
dans la cour de l'hôtel, une cour pleine de fleurs et couverte d'un velum
en soie, destiné à préserver les invités des ardeurs du soleil printanier.
Il y avait là une douzaine de visiteurs des deux sexes, groupés autour de
la maîtresse du logis qui offrait à la ronde des tasses de thé et tous les
yeux étaient braqués sur le couple nouveau venu.
Évidemment, un orage allait tomber sur l'intrus qui se permettait de
s'introduire ainsi dans un cercle d'intimes où personne ne le connaissait.
A la grande stupéfaction de Paul, cet orage n'éclata pas.
Il y eut des chuchotements, mais pas la moindre manifestation hostile et
les regards fixés sur Paul étaient plutôt bienveillants.
La marquise, seule, rougit et lui lança un coup d'oeil, chargé de
reproches, mais non pas de menaces.
Elle aussi avait deviné la méprise du domestique et le prodigieux fut
qu'elle s'abstint de la rectifier.
Se résignait-elle à en subir les conséquences pour éviter une explication
qui n'aurait pas tourné à son avantage, si Paul se fût avisé de raconter
comment il se trouvait là, après une course en fiacre? Il était tenté de le
croire et il ne répugnait pas à se prêter à cette
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