La main froide | Page 4

Fortuné Du Boisgobey
de près.
Si vous n'êtes pas content, je suis à vos ordres et je vous laisse le choix

des armes. Vous pouvez m'envoyer vos témoins demain matin... Jean
de Mirande, boulevard Saint-Germain, 119. Je les attendrai jusqu'à
midi.
--Je n'ai que faire de votre adresse, répondit sèchement le monsieur.
Passez votre chemin.
--Alors, vous ne voulez pas vous aligner? Très bien!... je me suis
trompé. Je vous prenais pour un ancien militaire à cause de ce bout de
ruban.
Je m'aperçois que j'ai affaire à un bourgeois, décoré par l'intermédiaire
de l'agence Limouzin. Puisque vous ne vous battez pas, je n'ai plus rien
à vous dire. Gardez bien madame votre épouse et au plaisir de ne
jamais vous revoir.
Après avoir lâché cette dernière impertinence, Mirande pirouetta sur
ses talons avec la désinvolture d'un marquis d'autrefois et s'en alla
rejoindre Paul Cormier.
Il était resté à distance, cet excellent Paul, et assez embarrassé de sa
situation.
De la place où il semblait avoir pris racine au milieu de la terrasse, il
n'entendait pas les paroles agressives que lançait Jean, mais il suivait de
l'oeil ses mouvements. Il comprenait très bien que son incorrigible ami
cherchait querelle au défenseur de la dame blonde, et il ne fut pas peu
surpris de le voir battre en retraite.
--Eh bien! lui demanda-t-il, sans pouvoir s'empêcher de sourire, as-tu
réussi?
--Mon cher, répliqua sèchement Mirande, je sais tombé sur une rouée
qui me l'a faite à la pose. Pour lui montrer que je n'étais pas sa dupe, j'ai
proposé la botte à cet escogriffe qui lui sert de garde du corps. Il a cané.
--Il a cependant l'air d'un ancien officier.

--Lui! jamais de la vie!... Le ruban qu'il porte doit être celui d'un ordre
des îles Mariannes. J'aurais dû le gifler... Il est encore temps et je vais...
--Tiens-toi en repos, je te prie. Tu te ferais mettre au poste. Pense à ces
demoiselles que tu as invitées à dîner chez Foyot. La douce Véra te
jetterait du vitriol à la figure, si tu la plantais là.
--Il faut que je corrige ce drôle... la blonde verra que je ne me laisse pas
berner.
--Cette blonde ne s'occupe plus de toi. Elle a repris sa lecture; elle y est
plongée. Quant au chevalier noir, le voilà qui s'en va se mêler aux
badauds occupés à regarder jouer au ballon. Cet homme n'est qu'un
domestique. Un mari ou un amant se serait campé sur la chaise.
--Tu as raison, au fait... on ne se bat pas avec un valet. Allons-nous en
pour que je ne voie plus sa vilaine tête. Si je me trouvais encore bec à
bec avec lui, l'envie me prendrait de lui tomber dessus et je n'y
résisterais pas.
Paul s'empressa d'entraîner son rancuneux camarade et Jean se laissa
faire, mais avant d'arriver au bout de la terrasse, ils donnèrent en plein
dans une chaîne de femmes qui leur barrèrent le passage.
Elles étaient quatre qui se tenaient par le bras, comme des escholiers du
moyen âge, et qui scandalisaient par leurs airs évaporés et leurs toilettes
bizarres les familles bourgeoises rangées en espalier des deux côtés de
la terrasse.
Il y avait Maria, l'élève sage-femme, coiffée d'un immense chapeau de
paille orné de fleurs des champs. Il y avait Véra, l'externe nihiliste,
coiffée d'un béret rouge, et deux échappées des petits théâtres de la rive
droite; plus élégamment habillées, celles-là, mais pas moins
tapageuses.
Toutes les quatre fumaient des cigarettes turques, offertes par
l'étudiante russe.

Les gardiens du jardin les regardaient de travers, mais au Luxembourg
on n'est pas si collet-monté qu'aux Tuileries et les habitués y ont leurs
coudées franches.
Ce fut une fête en plein air que cette rencontre entre ces émancipées et
les deux étudiants les plus chic du pays Latin. Il y eut des cris de joie et
des accolades à grands bras. Maria proposa de se prendre tous par la
main et de danser en chantant la ronde du pont d'Avignon.
Peut s'en fallut qu'on ne s'y mît. Mais Paul Cormier modéra ces ardeurs,
en disant gaiement:
--Veuillez remarquer, Mesdames, que je suis aujourd'hui en tenue
d'homme sérieux. Respectez ma redingote noire et mon chapeau haut
de forme.
--T'as raison, mon p'tit, s'écria mademoiselle Zoé, figurante au théâtre
Beaumarchais, si tu gigottais ici devant les femmes comme il faut du
quartier, ça te ferait du tort pour te marier. Pas de bêtises, Po-Paul!...
épouse la fille d'un épicier cossu et quand tu auras le sac, n'oublie pas
tes petites camarades.
Paul ne songeait guère à se marier, mais la dame au livre n'était pas loin.
En se retournant, il s'était aperçu qu'elle le regardait et il ne se souciait
pas de danser une farandole, sous les yeux de cette blonde qu'il
persistait à trouver charmante et distinguée, on
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