La guerre et la paix, Tome III | Page 4

Leo Nikoleyevich Tolstoy
verstes, il aper?ut enfin un visage de connaissance, qu'il s'empressa d'interpeller: c'était un des médecins en chef de l'armée, accompagné d'un aide; sa britchka venait à la rencontre de Pierre; il le reconnut aussit?t, et fit un signe au cosaque assis sur le siège à c?té du cocher, pour lui dire de s'arrêter.
?Monsieur le comte? Comment vous trouvez-vous ici, Excellence?
--Mais le désir de voir, voilà tout!
--Oui, oui!... Oh! il y aura certainement de quoi satisfaire votre curiosité!?
Pierre descendit pour causer plus à l'aise avec le docteur, et lui parler de son intention de prendre part à la bataille; le docteur lui conseilla de s'adresser directement à Son Altesse le commandant en chef.
?Autrement vous resterez ignoré et perdu, Dieu sait dans quel coin.... Son Altesse vous conna?t et vous recevra affectueusement. Suivez mon conseil, vous vous en trouverez bien.?
Le docteur avait l'air fatigué et pressé.
?Vous croyez? demanda Pierre; indiquez-moi donc notre position.
--Notre position? Oh! ce n'est pas ma partie; quand vous aurez dépassé Tatarinovo, vous verrez: on y remue des masses de terre; montez sur la colline, et d'un seul coup d'oeil vous embrasserez toute la plaine.
--Vraiment! mais alors si vous...?
Le docteur l'interrompit en se rapprochant de sa britchka.
?Je vous y aurais conduit avec plaisir, je vous le jure, mais, continua-t-il en faisant un geste énergique, je ne sais plus où donner de la tête: je cours chez le chef de corps, car savez-vous où nous en sommes? Demain on livre bataille; or sur cent mille hommes on doit compter vingt mille blessés, n'est-ce pas? Eh bien, nous n'avons ni brancards, ni hamacs, ni officiers de santé, ni médecins, même pour six mille; nous avons bien dix mille télègues, mais vous comprenez qu'il nous faut autre chose, et l'on nous répond: ?faites comme vous pourrez!...?
En ce moment, Pierre pensa que sur ces cent mille hommes bien portants, jeunes et vieux, dont quelques-uns examinaient curieusement son chapeau, vingt mille étaient fatalement destinés aux souffrances et à la mort, et son esprit en fut douloureusement frappé: ?Ils mourront peut-être demain, comment alors peuvent-ils penser à autre chose?? se disait-il, et, par une association d'idées involontaire mais naturelle, son imagination lui retra?a vivement la descente de Moja?sk, les télègues avec les blessés, le bruit des cloches, les rayons brillants du soleil et les chansons des soldats!
?Et ce régiment de cavalerie qui rencontre des blessés en allant au feu? Il les salue en passant, et pas un de ses hommes ne fait un retour sur lui-même et ne pense à ce qui l'attend demain?... C'est étrange!? se dit Pierre en continuant sa route vers Tatarinovo. à gauche s'élevait une maison seigneuriale, devant laquelle se promenaient des sentinelles, et stationnaient une foule de voitures, de fourgons et de domestiques militaires. C'était la demeure du commandant en chef; absent en ce moment, il n'y avait laissé personne, et assistait au Te Deum avec tout son état-major. Pierre continua sur Gorky; arrivé sur la hauteur et traversant la rue étroite du village, il aper?ut, pour la première fois, des miliciens en chemise blanche avec le bonnet décoré de la croix, qui, ruisselants de sueur, travaillaient, en riant et en causant bruyamment, sur un large monticule situé à droite de la route et couvert de hautes herbes. Les uns creusaient la terre, les autres la brouettaient sur des planches posées à terre, et quelques-uns restaient les bras croisés. Deux officiers les dirigeaient du haut de la colline. Ces paysans, qui s'amusaient évidemment de la nouveauté de leurs occupations militaires, rappelèrent à Pierre ces paroles du soldat: ?Que c'était avec le peuple entier qu'on voulait repousser l'ennemi!? Ces travailleurs barbus, chaussés de grandes bottes dont ils n'avaient pas l'habitude, avec leurs cous bronzés, leurs chemises entr'ouvertes sur la poitrine, laissant voir leurs clavicules halées, firent sur Pierre une impression plus forte que tout ce qu'il avait vu et entendu jusque-là; et lui firent comprendre la solennité et l'importance de ce qui se passait en ce moment.
III
Pierre gravit la colline dont le docteur lui avait parlé. Il était onze heures du matin; le soleil éclairait presque d'aplomb, à travers l'air pur et serein, l'immense panorama du terrain accidenté qui se déroulait en amphithéatre sous ses yeux. Sur sa gauche montait en serpentant la grand'route de Smolensk, qui traversait un village avec son église blanche, couché à cinq cents pas en avant au pied du mamelon: c'était Borodino! Un peu plus loin, la route franchissait un pont, et continuait à s'élever jusqu'au village de Valou?ew, à cinq ou six verstes de distance; au delà de ce village, occupé en ce moment par Napoléon, elle disparaissait dans un bois épais qui se dessinait à l'horizon: au milieu de ce massif de bouleaux et de sapins brillaient au soleil une croix dorée et le clocher du couvent de Kolotski. Dans ce lointain bleuatre, à
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