La guerre et la paix, Tome III | Page 3

Leo Nikoleyevich Tolstoy
gauche des Russes, deux fois plus faible qu'elles. Quant à l'attaque de Poniatowsky sur le flanc droit des Fran?ais sur Outitza et Ouvarova, ce ne fut là qu'un incident complètement en dehors de la marche générale des opérations. La bataille de Borodino eut donc lieu tout autrement qu'on ne l'a décrite, afin de cacher les fautes de nos généraux, et cette description imaginaire n'a fait qu'amoindrir la gloire de l'armée et de la nation russes. Cette bataille ne fut livrée ni sur un terrain choisi à l'avance et convenablement fortifié, ni avec un léger désavantage de forces du c?té des Russes, mais elle fut acceptée par eux dans une plaine ouverte, à la suite de la perte de la redoute, et contre des forces fran?aises doubles des leurs, et cela dans des conditions où il était non seulement impossible de se battre dix heures de suite pour en arriver à un résultat incertain, mais où il était même à prévoir que l'armée ne pourrait tenir trois heures sans subir une déroute complète.
II
Pierre quitta Moja?sk le matin du 6. Arrivé au bas de la rue abrupte qui mène aux faubourgs de la ville, il laissa sa voiture en face de l'église, située à droite sur la hauteur, et dans laquelle on officiait en ce moment. Un régiment de cavalerie, précédé de ses chanteurs, le suivait de près; en sens opposé montait une longue file de charrettes emmenant les blessés de la veille; les paysans qui les conduisaient s'emportant contre leurs chevaux, et, faisant claquer leurs fouets, couraient d'un c?té à l'autre de la route; les télègues, qui contenaient chacune trois ou quatre blessés, étaient violemment secouées sur les pierres jetées ?à et là qui représentaient le pavé. Les blessés, les membres entourés de chiffons, pales, les lèvres serrées, les sourcils froncés, se cramponnaient aux barreaux en se heurtant les uns contre les autres; presque tous fixèrent leurs regards, avec une curiosité na?ve, sur le grand chapeau blanc et l'habit vert de Pierre.
Son cocher commandait avec colère aux paysans de ne tenir qu'un c?té du chemin; le régiment, qui descendait en s'étendant sur toute sa largeur, accula la voiture jusqu'au bord du versant; Pierre lui-même fut obligé de se ranger et de s'arrêter. La montagne formait à cet endroit, au-dessus d'un coude de la route, un avancement à l'abri du soleil. Il y faisait froid et humide, bien que ce f?t une belle et claire matinée du mois d'ao?t. Une des charrettes qui contenaient les blessés s'arrêta à deux pas de Pierre. Le conducteur, en chaussures de tille, accourut essoufflé, ramassa une pierre qu'il glissa sous les roues de derrière et arrangea le harnais de son cheval; un vieux soldat, le bras en écharpe, qui suivait à pied, le maintint d'une main vigoureuse, et, se retournant vers Pierre:
?Dis donc, pays, va-t-on nous laisser tous crever ici, ou nous tra?nera-t-on jusqu'à Moscou??
Pierre, absorbé dans ses réflexions, n'entendit pas la question; ses regards se portaient tant?t sur le régiment de cavalerie arrêté par le convoi, tant?t sur la charrette qui stationnait à c?té de lui; il y avait dans cette charrette trois soldats, dont l'un était blessé au visage: sa tête, enveloppée de linges, laissait voir une joue dont le volume atteignait la grosseur d'une tête d'enfant; les yeux tournés vers l'église, il faisait de grands signes de croix. L'autre, un conscrit blond et pale, semblait n'avoir plus une goutte de sang dans sa figure amaigrie, et regardait Pierre avec un bon et doux sourire. La figure du troisième, à demi couché, était invisible. Des chanteurs du régiment de cavalerie fr?lèrent en ce moment la charrette, en fredonnant leurs joyeuses chansons, auxquelles répondait le bruyant carillon des cloches. Les chauds rayons du soleil, en éclairant le plateau de la montagne, égayaient le paysage, mais à c?té de la télègue des blessés et du cheval essoufflé, à c?té de Pierre, il faisait sombre, humide et triste dans le renfoncement! Le soldat à la joue enflée regardait de travers les chanteurs.
?Oh! oh! les élégants! murmura-t-il d'un ton de reproche.--J'ai vu autre chose que des soldats aujourd'hui... j'ai vu des paysans qu'on poussait en avant, dit celui qui était appuyé à la charrette, en s'adressant à Pierre avec un triste sourire:... On n'y regarde plus de si près à présent... c'est avec le peuple tout entier qu'on veut les refouler. Il faut en finir!?
Malgré le peu de clarté de ces paroles, Pierre en comprit le sens, et y répondit par un signe affirmatif.
La route se déblaya. Pierre put descendre la montagne et se remettre en voiture. Chemin faisant, il jetait les yeux des deux c?tés, en cherchant à qui parler, mais il ne rencontrait que des figures inconnues; des militaires de toute arme regardaient avec étonnement son chapeau blanc et son habit vert. Après avoir fait quatre
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