La guerre et la paix, Tome II | Page 8

Leo Nikoleyevich Tolstoy
inscrivait dans un agenda quatre
ou cinq visites indispensables, et autant de rendez-vous pris pour le
lendemain. L'emploi de sa journée, combiné de façon à lui permettre
d'être exact partout, prenait la plus grosse part des forces vives de sa vie:

il ne faisait rien, ne pensait à rien, et les opinions qu'il émettait parfois
avec succès n'étaient que le résultat de ses méditations de la campagne.
Il s'en voulait à lui-même lorsqu'il lui arrivait, dans la même journée,
de répéter les mêmes choses dans des sociétés différentes; mais,
entraîné par ce tourbillon, il n'avait même plus le temps de s'apercevoir
qu'il ne savait plus penser.
Spéransky le reçut le mercredi suivant; un long et intime entretien
produisit sur lui une profonde impression.
Dans son désir de trouver chez un autre cet idéal de perfection vers
lequel il tendait lui-même, il crut aisément voir en Spéransky le type de
vertu et d'intelligence qu'il avait rêvé. Si ce dernier avait appartenu au
même milieu que lui, s'ils avaient eu la même éducation, les mêmes
habitudes, la même manière de juger, il aurait sans doute découvert
bientôt ses côtés faibles, humains et prosaïques, mais cet esprit, si bien
équilibré et si étonnamment logique, lui inspirait d'autant plus de
respect, qu'il ne s'en rendait pas entièrement compte. Le grand homme,
de son côté, posait un peu devant lui. Était-ce parce qu'il avait apprécié
ses capacités, ou parce qu'il croyait nécessaire de se l'attacher? Le fait
est qu'il ne négligeait aucune occasion de le flatter adroitement, et de
lui faire entendre discrètement que son intelligence le rendait digne de
s'élever jusqu'à lui, et qu'il était seul capable de comprendre la
profondeur de ses conceptions et l'absurdité d'autrui.
Il lui avait répété plus d'une fois des phrases de ce genre:
«Chez nous tout ce qui sort de la routine, tout ce qui dépasse le niveau
habituel, etc...» ou bien: «nous voulons que les loups soient protégés et
nourris à «l'égal des brebis...» ou enfin: «ils ne peuvent nous
comprendre...», et il les accompagnait d'une expression de physionomie
qui voulait dire: «Nous comprenons, vous et moi, ce qu'ils valent, eux,
et ce que nous sommes, nous!»
Ce nouvel entretien, plus intime, ne fit qu'accroître l'impression
première qu'avait produite sur lui Spéransky, en qui il voyait un homme
d'une intelligence supérieure et un penseur profond, arrivé au pouvoir

par une force indomptable de volonté, et en usant au profit de la Russie.
Il était bien le philosophe qu'il cherchait, le philosophe qu'il aurait
voulu être lui-même, expliquant les phénomènes de la vie par le
raisonnement, n'admettant comme vrai que ce qui était sensé, et
soumettant toute chose à l'examen de la raison. Ses pensées se
formulaient avec une telle clarté, que le prince André se rangeait,
malgré lui, en toutes choses à son avis, et n'élevait de faibles objections
que pour faire acte d'indépendance. Tout était bien en lui, tout était
parfait, sauf son regard froid, brillant, impénétrable, sauf ses mains
blanches et délicates. Ces mains fixaient l'attention du prince André, il
ne pouvait s'empêcher de les regarder, comme il nous arrive souvent de
regarder les mains des gens au pouvoir, et elles lui causaient une
irritation sourde, dont il ne se rendait pas compte. Le mépris ou le
dédain qu'il affectait pour les hommes lui était aussi particulièrement
désagréable, ainsi que la variété de ses procédés d'argumentation.
Toutes les formes du raisonnement lui étaient familières, la
comparaison surtout; mais il lui reprochait de passer sans aucune
transition de l'une à l'autre. Se posant en réformateur pratique, il jetait
la pierre aux rêveurs; tantôt il accablait de sa mordante ironie ses
adversaires; tantôt, employant une logique serrée, il s'élevait à la
métaphysique la plus abstraite (une de ses armes oratoires favorites).
Transporté sur ces hauteurs, il se plaisait alors à définir l'espace, le
temps, la pensée, il y puisait de brillantes réfutations, ensuite il
ramenait le sujet sur le terrain de la discussion.
Un signe caractéristique de ce puissant esprit était une foi inébranlable
dans la force et dans les droits de l'Intelligence. On voyait que le doute,
si habituel au prince André, lui était inconnu, et que la crainte de ne
pouvoir exprimer toutes ses pensées, ou de douter, même un moment,
de l'infaillibilité de ses croyances, ne l'avait jamais troublé.
Aussi éprouvait-il pour Spéransky une exaltation passionnée, la même
qu'il avait ressentie pour Napoléon. Spéransky était fils de prêtre; c'était,
pour le vulgaire, une raison de le mépriser; aussi, le prince André, sans
le savoir, réagissait contre sa propre exaltation, et par cela même ne
faisait qu'en accroître l'intensité.

À propos de la commission chargée de l'élaboration des lois, Spéransky
lui raconta, en la raillant, qu'elle existait depuis cent cinquante ans,
qu'elle avait coûté des millions sans rien produire, que Rosenkampf
avait collé des étiquettes sur tous les
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