La grande ombre | Page 7

Sir Arthur Conan Doyle
qu'un gaillard de cette trempe se cassât la
tête à propos de spondées et de dactyles, ou se préoccupât de savoir qui
avait signé la Grande Charte.
Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous autres,
petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être ainsi, et que
peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui avait écrit le livre.
Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur moi.
Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé petit diable, ce
qui me gonfla d'orgueil pendant toute une semaine.
Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les
années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou l'irréflexion
lui aient fait faire plus d'une chose qui m'ulcérait, je ne l'en aimais pas
moins comme un frère, et je versai assez de larmes pour remplir la
bouteille à l'encre, quand il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la
profession de son père.
Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand j'en
sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car j'étais aussi sec,
aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique je doive convenir que je
n'atteignais pas au poids non plus qu'au développement musculaire de
mon grand prédécesseur.
Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle.
Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les
bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux prises, et la
grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays.
Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour toujours ce
nuage de notre peuple?
II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH

Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune garçon, la
fille unique du frère de mon père était venue nous faire une visite de
cinq semaines.
Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets de
pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous n'étions sans
doute destinés à faire des genêts et des landes sablonneuses de West
Inch.
Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée d'un
chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse d'effets, devant
laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la tête comme ceux d'un
crabe.
C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui n'était qu'une
gamine.
Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle
pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit.
Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si c'eût été
de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du beurre pour son pain,
tout comme si elle avait été une Anglaise.
Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car j'avais
peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées.
Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, mais
les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car quand les
gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins tranchants sur
ce point.
Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: une
créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à colporter des
histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre qu'en agitant le bras
en l'air aussi gauchement que si c'était un chiffon, n'était bonne à rien
du tout.

Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait qu'elles font le
père et la mère en une seule personne, elles se mêlent sans cesse de nos
jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt de pied passe à travers votre
soulier. » ou bien encore: « Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous
laver » au point que rien qu'à les voir, nous en avions assez.
Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas
enchanté de la voir.
Nous étions en vacances.
J'avais alors douze ans.
Elle en avait onze.
C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et aux
façons les plus bizarres.
Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les lèvres
entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais
quand je me postais derrière elle, et que je regardais dans la même
direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de
fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge
à sécher.
Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou
n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation.
Elle s'écriait:
-- Comme c'est beau! comme c'est parfait!
On eût dit que c'était un tableau en peinture.
Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent
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