La grande ombre | Page 3

Sir Arthur Conan Doyle
en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte
septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les bateaux
nécessaires au passage.
Mais c'est une vieille histoire.
Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit
leur flotte.
Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de penser, la

liberté de parler.
Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de l'embouchure
de la Tweed.
C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron.
Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les yeux à
regarder s'il flambait.
Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les choses à
coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît en quelque
façon de moi et de ma vigilance.
Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la colline du
signal: une petite langue rouge de flamme dans les ténèbres.
Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les poignets
contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me convaincre que j'étais
éveillé.
Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se refléter
dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine.
Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et que
le signal de l'embouchure de la Tweed flambait.
Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit
d'Édimbourg.
Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me regardant
par-dessus ses lunettes à monture de corne.
-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il.
-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix entrecoupée.
Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il ouvrit sur son
genou, comme s'il allait nous en lire un passage, mais il la referma, et

sortit à grands pas.
Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à
claire-voie qui donne sur la grande route.
De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur d'un
autre feu plus petit à Ayton, plus au nord.
Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas
saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en échangeant de
rares paroles, et cela même à voix basse.
Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la veille au
soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers le
nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de volontaires de Berwick, et
accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour répondre à l'appel.
Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de partir.
Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc,
brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé.
Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law était
en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du Château
d'Édimbourg.
Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour
Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et autres
de ce genre.
Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes,
monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte et nous fit
quelques questions sur la route.
-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- être
aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais maintenant que me
voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que de déjeuner avec le
régiment.

Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande.
-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant d'un signe
de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend joliment à enfiler des
vers. Il se nomme Wattie Scott.
Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se passa
guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute l'Écosse.
Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait demandé
la route dans la nuit terrible.
Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille.
Il faisait un temps gris et froid.
Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de thé,
quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, d'Ayton et
son fils Jim.
Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son manteau
brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim, qui n'avait que
quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première alerte, avec le fusil de
chasse tout neuf de son père.
Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le ramenait
prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière
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