La foire aux vanités, Tome II | Page 3

William Makepeace Thackeray
fait en allant
vous casser le cou!»
Bute avait eu le plus grand tort et ne le savait que trop!
Nous avons vu de quoi était capable mistress Bute quand elle avait le
jeu pour elle; sous son autorité despotique, le règne de la terreur s'était
établi dans la maison de miss Crawley, mais à la première occasion il y
avait eu révolte suivie de la disgrâce la plus complète. Tous les sots du
presbytère prenaient texte de là pour se poser comme les victimes de
l'égoïsme le plus bas, de la trahison la plus abominable; ces sacrifices,
ce dévouement pour miss Crawley n'avaient été payés que par la plus
noire ingratitude.
L'avancement de Rawdon d'autre part, sa mise à l'ordre du jour avaient

aussi jeté l'alarme dans ces âmes si charitables et si chrétiennes. Sa
tante ne pouvait-elle pas se radoucir en le voyant colonel et chevalier
du Bain? Qui pouvait jurer que l'odieuse créature qu'il appelait sa
femme ne finirait pas par rentrer un jour en faveur?
La femme du ministre composa, sous l'inspiration de son juste courroux,
un sermon sur la vanité de la gloire militaire et la prospérité des
méchants, et son mari le lut à ses paroissiens, sans y comprendre un
mot. Pitt se trouvait ce jour-là dans l'auditoire: il s'était rendu à l'église
avec ses deux soeurs pour remplacer le chef de famille qui ne faisait
plus, dans son banc seigneurial, que de fort rares apparitions.
Depuis le départ de Becky Sharp, ce vieux mécréant se livrait sans frein
à ses instincts dépravés. Sa conduite était devenue un scandale pour le
comté et un sujet de honte pour son fils. Jamais miss Horrocks n'avait
étalé sur son bonnet un tel luxe de rubans. Les autres familles du
voisinage avaient dû renoncer à toute espèce de relations avec le
château et son propriétaire. Le baronnet allait boire chez ses fermiers,
trinquait avec eux à Mudbury, et les jours de marché, il se faisait
conduire à Southampton dans sa grande voiture à quatre chevaux avec
miss Horrocks à sa droite.
M. Pitt, en ouvrant le journal, tremblait chaque matin d'y voir annoncé
le mariage de son père avec la susdite demoiselle. L'épreuve était rude
et pénible pour son amour-propre. Dans les assemblées religieuses dont
il avait la présidence, et où il parlait d'ordinaire plusieurs heures de
suite comment son éloquence ne se serait-elle pas glacée sur ses lèvres
lorsqu'en se levant il entendait dans l'auditoire les réflexions suivantes:
«Eh! mais, ce monsieur qui se lève, c'est le fils de ce vieux réprouvé de
sir Pitt qui, dans ce moment, est sans doute à boire dans quelque
bouchon du voisinage.»
Une fois il parlait de la triste situation du roi de Tombouctou et de ses
nombreuses épouses, plongées dans les plus épaisses ténèbres de
l'idolâtrie; soudain un ivrogne, élevant la voix dans la foule:
«Combien, lui cria-t-il en compte-t-on dans le harem de Crawley?»

Sous le coup de cette apostrophe, l'auditoire resta tout ébahi, et il n'en
fallut pas davantage pour faire manquer l'effet du discours de M. Pitt.
Quant aux deux héritières de Crawley-la-Reine, peu s'en manqua
qu'elles ne fussent livrés sans contrôle à leurs inspirations personnelles.
Sir Pitt avait juré que, sous aucun prétexte il ne laisserait rentrer de
gouvernantes au château. Enfin, par bonheur pour elles et grâce à
l'intervention de M. Crawley, le vieux gentilhomme se décida à les
mettre en pension.
À travers les nuances diverses qui résultaient dans les actes de chacun
de la différence des caractères, on pouvait néanmoins reconnaître un
redoublement d'attention à l'égard de miss Crawley de la part de ses
neveux et nièces; tous tenaient à lui témoigner leur affection de la
manière la plus vive; tous tenaient à lui donner des gages non
équivoques de leur tendresse.
Mistress Bute lui avait adressé des canards de Barbarie, des
choux-fleurs d'une grosseur remarquable, une jolie bourse et une pelote
faite par ses aimables filles, avec prière à leur chère tante de vouloir
bien leur garder une petite place dans son coeur.
M. Pitt, plus magnifique encore dans ses envois, lui prodiguait les
bourriches de pêches, de raisins et de gibier. La voiture de
Southampton à Brighton apportait à miss Crawley tous ces petits
cadeaux qui, sous mille formes diverses, prouvaient la tendresse de ses
proches. Quelquefois même M. Pitt allait lui rendre visite; car l'humeur
acariâtre et revêche de son honorable père mettait souvent sa patience à
bout, et le forçait d'aller chercher au dehors l'oubli de ses soucis
domestiques.
Un autre motif attirait encore M. Pitt à Brighton, c'était la présence de
lady Jane de la Moutonnière. Nous avons mentionné plus haut les
projets de mariage qui existaient entre les deux jeunes gens. Lady Jane
habitait Brighton avec ses soeurs et sa mère la comtesse de Southdown,
la femme
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