La fille du pirate | Page 9

Émile Chevalier
coudes, déchiquetée
à l'extrémité des manches, sevrée de boutons, serrée à la taille par des

lambeaux d'écharpe en laine, un pantalon de droguet troué aux genoux,
et des mocassins déchirés.
Si l'enveloppe de ce personnage était peu attrayante, sa physionomie
l'était encore moins. Il n'était guère possible d'imaginer visage plus
hideusement laid. On eût dit le miroir de toutes les passions honteuses,
une création de William Hogarth.
--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il en chancelant. Ah! c'est vous,
bourgeois; bon. Vous êtes content.. Mais comme y ont l'air chiffonné!
qu'est-ce qu'elle a la Camarde! Oh! ne la battez pas... pif! paf! pan!
Bateau! comme c'est touché! Attrape, mes amours! bateau! Est-ce que
le bourgeois prétendrait... Ouf! il va la tuer, le diable m'emporte!
Heureusement qu'il a des gants le bourgeois, sans cela il s'écorcherait
les doigts sur cette vieille carcasse déplumée! Tonnerre! voilà un coup
de poing qui vaut trente-six chandelles!.... et ce coup de pied... Il faut
tout de même qu'elle soit fièrement dure la Camarde!... bateau! il en
pleut aujourd'hui des indulgences! Mais, ils vont réveiller... Oh! Oh! je
m'oppose, je m'oppose, je m'oppose, potence!
Là-dessus, notre homme s'élance sur Larençon qui, emporté par une
colère indicible, frappait furieusement la mère Guilloux, et lui dit:
--Ohé, monsieur!
L'autre se retourna, l'oeil étincelant, les traits contractés par l'irritation:
--C'est toi, Mike! Est-il vrai que tu l'avais enlevé?...
--Comment, si c'est vrai, bourgeois! Cette satanée sorcière
prétendrait-elle le contraire?
--Tiens, dit Larençon en le conduisant vers la fenêtre, qui effectivement
était ouverte...
--Eh bien! répliqua Mike cherchant à comprendre, tandis que la
Camarde profitait de cette circonstance pour s'enfuir.

--Eh bien, l'affaire est manquée!
--Bateau! que le diable m'emporte si je sais...
--Notre proie s'est échappée.
--Quelle proie?
--Qu'as-tu fait, ce soir? Tâche de me répondre correctement, quoique tu
sois ivre comme un Polonais.
--Ce que j'ai fait, ce que j'ai fait, bateau! ce que j'ai fait, oh! j'ai gagné
notre procès, bourgeois.
--Oui, mais où est l'enfant!
Mike courut au lit.
--Oh! dit-il, d'un ton menaçant, après y avoir jeté un coup d'oeil, la
Camarde a voulu manger à ma botte de foin. Un moment, un moment!
Il sortit, et bientôt l'on perçut le bruit d'une violente dispute, ensuite un
grand cri...
Larençon étonné se disposait à rejoindre l'Irlandais, lorsque celui-ci
rentra. Il tenait à la main un long couteau dégouttant de sang.
--C'est réparé! dit-il froidement, en essuyant la lame de l'arme sur la
manche de son habit.
--Mais l'enfant!
Mike parla durant plusieurs minutes à l'oreille de Larençon, et à la fin
ce dernier, dont le visage avait donné des signes de satisfaction visible,
s'écria:
--Parfait! Tu as eu raison. Aussi bien il était temps d'en finir avec elle.
Mais le chien!

--Le chien, bateau! c'est juste le chien.... Oh! j'ai mon idée. Ne vous
inquiétez pas.
L'Irlandais sortit de nouveau, et Larençon se jeta sur la causeuse, ou il
demeura près d'une heure plongé dans un abîme de réflexions.
Au retour de l'autre, il se leva.
--Partez le premier, dit Mike, en lui remettant entre les bras un enfant
endormi.
Le mystérieux personnage examina une seconde la figure de l'enfant,
l'enveloppa soigneusement dans son manteau, sauta par la fenêtre et
disparut.
Mike alors défit le lit, renversa les matelas au milieu de la chambre,
éparpilla les feuilles de maïs qui remplissaient la paillasse, saisit la
lampe, mit le feu à trois ou quatre places différentes, sauta par la
fenêtre et disparut à son tour.
L'aurore commençait à poindre.

DEUXIÈME PARTIE
L'ÉVASION
I
--Numéro 1. Onze heures! Rien ne bouge.
--Numéro 2. Onze heures! Bien ne bouge! reprit le deuxième
factionnaire.
Ce cri, passé de bouche en bouche, et répété par toutes les sentinelles,
fit le tour de la prison de Montréal.
II

La prison de Montréal était un bâtiment situé sur la rue Notre-Dame,
presque vis-à-vis de la place Jacques-Cartier et adossé au
Champ-de-Mars. Des murs élevés l'entouraient.
De cette prison, aujourd'hui, il ne reste que le pignon nord-est, la partie
méridionale a été démolie pour faire place aux constructions du
nouveau Palais-de-Justice, et il est bien à souhaiter que l'on se hâte de
démolir ce pignon, espèce de bicoque qui jure affreusement à côté du
plus beau monument public de la métropole canadienne.
A l'époque dont nous parlons, la prison de Montréal formait un
parallélogramme long, composé de deux étages et d'un rez-de-chaussée.
Les deux étages étaient occupés par les simples délinquants; mais le
rez-de-chaussée était affecté aux grands criminels. Ceux-ci étaient
généralement parqués, deux à deux, dans des cachots vastes et assez
bien aérés.
III
Si le lecteur consent à pénétrer avec nous dans l'un de ses cachots, au
moment où les sentinelles s'envoient le mot d'ordre, il y trouvera deux
prisonniers, avec qui nous aurons occasion de faire ample
connaissance.
Malgré l'heure avancée de la nuit, les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 67
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.